Inégalités sociales en temps de pandémie

Cindy Blackstock, professeure à l’Université McGill, se joint à Vardit Ravitsky pour échanger sur l’impact de la COVID-19 sur les communautés autochtones, et sur l’incapacité de ces dernières à affronter la pandémie à armes égales à la suite d’années de négligence.

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravitsky: Vardit Ravitsky : Il n’y a plus de doute : la pandémie de COVID-19 a frappé de plein fouet les groupes marginalisés plus que tout autre groupe, et révélé des trous béants dans notre filet de sécurité sociale et notre réseau de la santé. Un constat qui n’a rien d’étonnant aux yeux de Cindy Blackstock, professeure à l’École de service social de l’Université McGill et directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada.

 

Cindy Blackstock : Je suis une fière membre de la Première Nation Gitxsan de la Colombie-Britannique. J’enseigne à l’Université McGill et je travaille comme directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada. Mais ma principale occupation, c’est de me battre pour que les enfants des Premières Nations au Canada aient un accès équitable aux services publics. Ils sont moins bien desservis dans presque tous les services publics, simplement à cause de ce qu’ils sont.

 

Vardit R. : Beaucoup de Canadien.ne.s ont appris par les médias que la COVID-19 a de plus graves répercussions sur les Premières Nations, que les Autochtones vivant dans les réserves sont plus à risque. Pourquoi? 

 

Cindy Blackstock : Pour comprendre, il faut remonter à la Confédération. Le gouvernement fédéral finance tous les services publics offerts dans les réserves, tandis que les provinces et les territoires financent ceux qui sont offerts au reste de la population. Le problème, c’est que le fédéral a toujours sous-financé ces services, et de beaucoup, soit jusqu’à 50 % ou 30 %. Et, bien sûr, les Premières Nations n’ont toujours pas d’eau, pas de réseaux sanitaires dignes de ce nom. J’aimerais souligner que le problème n’est pas l’éloignement. Vous avez peut-être entendu dire récemment qu’à White Rock, une ville tout près de Vancouver, il y a une Première Nation qui doit faire bouillir son eau avant de la boire. Et ça dure depuis des décennies. Donc, le problème, c’est le manque de services dans les réserves. Et c’est très, très problématique. À cause de cette situation, les Premières Nations sont nettement désavantagées dès le départ, parce que sans eau, sans services, on ne peut pas fonctionner normalement comme société. 

 

Vardit R. : Cindy, quel est votre premier souvenir de la pandémie ou du confinement, après un an à vivre dans ces conditions extrêmement inhabituelles? Quand avez-vous réalisé, pour la première fois après l’annonce de l’OMS, que la pandémie allait avoir des conséquences très différentes sur les Premières Nations? 

 

Cindy Blackstock : Instantanément. Mon cœur a fait un bond, parce que je savais à quel point certaines communautés étaient vulnérables. Il faut préciser que cette vulnérabilité n’a rien à voir avec les Premières Nations elles-mêmes. Elle existe parce que les gouvernements ont choisi de leur donner moins et de les placer en situation de vulnérabilité en sous-finançant tous ces services. Donc, dès les premiers jours de la pandémie, on nous disait des choses comme « restez à la maison » et « lavez-vous les mains », par exemple. Je savais que ce serait impossible pour beaucoup de familles des Premières Nations au pays. Et j’étais très, très inquiète de ce qui allait arriver. D’autre part, je me disais que si moi je vivais dans une communauté où il n’y avait pas d’eau, la COVID ne serait pas le plus grand de mes soucis. Je me demanderais plutôt comment faire pour offrir un verre d’eau potable à mon enfant ou à un aîné qui vit dans ma maison. La COVID, c’est grave, oui, mais si je coupais l’eau potable de toutes les personnes qui vivent au Canada, je crois que le manque d’eau les inquiéterait davantage que la COVID. C’est la triste réalité de beaucoup trop de gens des Premières Nations au pays.

 

Vardit R. : Décrivez-nous les conséquences de la pandémie dans ce contexte-là. Ce qui s’est passé, concrètement. 

 

Cindy Blackstock : Effectivement. Chez bien des Premières Nations, les leaders, les aîné.e.s et les gardien.ne.s du savoir ont décidé de confiner les communautés pour que personne ne puisse y entrer ou en sortir, sauf en cas de nécessité absolue. C’était une mesure essentielle, car dans une maison sans eau et surpeuplée, le virus se répandrait comme une traînée de poudre. Mais cette mesure signifiait aussi qu’il faudrait séparer des familles. Les gens étaient encore moins libres de circuler que lorsque je suis arrivée ici à Ottawa pendant les pires périodes de confinement. Et n’oubliez que seulement 35 % des Premières Nations ont accès à l’Internet haute vitesse dans leur maison. Alors, pendant que vous et moi devons apprendre à fonctionner avec le télétravail et l’apprentissage en ligne pour les enfants, les Premières Nations n’ont même pas cette option.

 

Vardit R. : Cindy, au début de la pandémie, vous m’avez parlé d’une conversation que vous avez eu avec votre mère. Pourriez-vous nous raconter? 

 

Cindy Blackstock : Oui. Ma mère me soutient dans une poursuite de 14 ans maintenant contre le gouvernement canadien pour qu’il fournisse des services équitables aux enfants des Premières Nations. Le gouvernement canadien a été jugé responsable, en 2016, de discrimination raciale contre ces enfants parce qu’il sous-finançait les services. Le tribunal lui a ordonné d’arrêter. Le jugement était exécutoire. Mais le Canada n’a pas arrêté. Il n’a pris que très peu de mesures, et à la pièce. Je pense qu’il a reçu neuf ordonnances de non-conformité. On voit enfin les choses bouger un peu, mais le gouvernement canadien ne fait que commencer à se conformer à la loi. Ma mère a été témoin de tout ça toutes ces années. Et elle se demandait : « Pourquoi? Pourquoi un gouvernement donnerait-il moins à un enfant à cause de son identité? » Au début de la pandémie, elle a dit « Je ne savais même pas que nous avions tout cet argent! » Le gouvernement dépensait de l’argent de tous côtés. Elle en concluait qu’il avait toujours été possible de fournir de l’eau potable aux enfants des Premières Nations. Qu’il avait toujours été possible de leur offrir une éducation équitable, de leur offrir des soins de santé équitables. Les gouvernements ont tour à tour choisi de ne pas le faire. 

 

Vardit R. : Je ne peux pas imaginer la frustration que peuvent ressentir les gens qui sont témoins de cette situation depuis des années.

 

Cindy Blackstock : C’est la pandémie silencieuse, en fait. C’est le genre de problèmes chroniques dont on ne s’occupe pas. On laisse les gouvernements dire aux Premières Nations : « Soyez patients. Les choses ne peuvent pas changer du jour au lendemain. » Cette situation dure depuis 153 ans. Elle ne date pas d’hier. Or, les gouvernements sont habitués de gérer des dossiers complexes. On l’a vu pendant la pandémie, heureusement d’ailleurs, avec le lancement rapide de la PCU et d’autres mesures de soutien. C’est insensé : on est capables d’instaurer des programmes comme la PCU, de conclure un accord commercial avec l’ancien fou à la tête de la Maison-Blanche, mais on a du mal à offrir des services équitables aux enfants des Premières Nations. Je ne peux pas comprendre, je ne comprends pas. 

 

Vardit R. : Tout le monde est conscient des inégalités que la pandémie fait peser sur les communautés racialisées, les minorités et les personnes défavorisées. Je voulais vous demander ce que vous avez ressenti pendant la pandémie en voyant le débat, le discours au Canada sur le racisme. Les gens se demandaient : « Est-on comme aux États-Unis? Est-on est différents? Y a-t-il du racisme au Canada? » Je sais que vous trouvez ce débat extrêmement frustrant, mais j’aimerais vous entendre à ce sujet. 

 

Cindy Blackstock : D’accord. Vous savez, je pense qu’au Canada, on a cette réputation d’être le bastion des droits de la personne, que le genre de racisme qu’on voit aux États-Unis contre les personnes noires, par exemple, n’arrive pas ici. C’est le discours qu’on tient au Canada. Mais j’aimerais rappeler aux gens l’existence de la Loi sur les Indiens. C’est le seul projet de loi fondé sur la race dans le monde occidental, et il existe depuis que le pays existe. Pour vous donner une idée, en vertu de cette Loi, lorsque vous aviez un bébé, ce n’est pas vous qui décidiez s’il était un enfant des Premières Nations avec ou sans statut. Le statut définissait si le gouvernement reconnaîtrait ou non vos droits et ses obligations envers vous en tant que membre des Premières Nations pour cet enfant. D’où la création des réserves. D’ailleurs, les limites de ces terres de réserve ont été définies dans les années 1800. Mais contrairement aux limites municipales d’Ottawa ou de Toronto, par exemple, ces limites n’ont pas été repoussées avec l’augmentation de la population; elles sont restées telles quelles. D’où le surpeuplement. De plus, les gouvernements de bande ont été remplacés par des conseils de bande. On se retrouve alors avec des Premières Nations aux prises avec une loi coloniale raciste et donc, avec un racisme systémique envers les Premières Nations, un racisme qui s’inscrit encore dans l’ADN du pays. Ce colonialisme a non seulement été adopté pour opprimer les Premières Nations, les Métisses et les peuples autochtones et pour violer leurs droits; il visait à laisser les Canadiens dans l’ignorance. Il a alimenté le discours comme quoi nous sommes extraordinaires, que nous ne serons jamais comme les Américains. Résultat : au Canada, et même si c’est moins vrai qu’il y a dix ans, M. et Mme Tout-le-Monde ne voient toujours pas la discrimination systémique. M. et Mme Tout-le-Monde n’y croient pas, mais c’est bel et bien là. Quand on reconnaîtra le problème, on pourra y voir. 

 

Vardit R. : Vous avez raison, la plupart des Canadien.ne.s ont cette impression que notre société est fondée sur la solidarité, la justice, les droits de la personne. Il y a une forte contradiction entre l’image qu’on a de nous-mêmes en tant que Canadien.ne.s, et la réalité que vous décrivez.

 

Cindy Blackstock : C’est vraiment difficile. Moi, j’invite les gens à être curieux, à chercher « Loi sur les Indiens » dans Google. Lisez la table des matières. Nous, à la Société de soutien, on propose 73 façons de changer les choses en moins de 15 minutes. Lisez les rapports du vérificateur général du Canada, les rapports des responsables du budget parlementaire. Toute la preuve est là. Il faut simplement dénormaliser la discrimination, la voir et l’accepter. On pourra alors espérer être à la hauteur de cette identité qui, pendant de nombreuses années, a été un mythe, mais peut enfin devenir une réalité. On pourra enfin devenir un pays de justice et de droits fondamentaux si nous n’avons pas peur de reconnaître et de corriger les travers de notre société.

 

Vardit R. : Nous sommes nombreux à répéter à quel point on a hâte de reprendre une vie normale, sur le plan personnel, social et professionnel. Cette expression de « retour à la normale » est tellement répandue, surtout maintenant avec la vaccination. J’imagine que pour vous, le retour à la normale n’est pas exactement ce que vous souhaitez pour l’avenir. Quel genre de normalité aimeriez-vous voir après la COVID?

 

Cindy Blackstock : Je voudrais voir le gouvernement canadien se libérer enfin de sa longue tradition de services hérités de l’apartheid pour les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations. Je voudrais voir un accord ressemblant à ce qui s’appelle le Spirit Bear Plan, qui vise à abolir toutes les inégalités dans les services publics offerts aux Premières Nations, proposer un plan semblable au plan Marshall, faire en sorte que les enfants d’aujourd’hui soient la première génération à être traités équitablement en tenant compte de leurs cultures. J’aimerais voir la même chose pour les Inuit.e.s et les Métis.se.s, c’est-à-dire que les plans d’action tout prêts ne dorment plus sur les tablettes du gouvernement du Canada et qu’ils soient exécutés le plus vite possible pour changer la vie de ces enfants. C’est le genre de réalité que j’aimerais voir. Je crois que chaque enfant – qu’il soit de Première Nation, inuit ou métis – est sacré, chaque enfant vaut l’investissement. Il faut cesser d’être un pays qui économise en discriminant les enfants à cause de leur race, qui les prive de services de base comme de l’eau potable, des soins de santé adéquats et des écoles sans moisissures, pour réinjecter l’argent dans de grands événements sportifs ou des festivals, par exemple. On ne peut pas utiliser la discrimination raciale comme restriction budgétaire tout en se vantant d’être une société solidaire. 

 

Vardit R. : La pandémie a le mérite de nous avoir montré ce qui arrive lorsque les gouvernements débloquent des fonds d’urgence pour une raison donnée, le genre de mesures qu’on met en place lorsque la menace est réelle. Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez vu tout cet argent tomber du ciel parce que la majorité était menacée alors que vous travaillez si fort depuis si longtemps pour que le gouvernement revoie ses priorités? 

 

Cindy Blackstock : Je me suis demandé comment je me serais sentie si j’avais été un enfant des Premières Nations dans le besoin. J’ai pensé à Shannen Koostachin, une grande héroïne de la Première Nation Attawapiskat, qui a dirigé une campagne pour les droits des enfants au Canada. Cette jeune fille invitait les enfants non autochtones à écrire au gouvernement pour que les enfants d’Attawapiskat et d’autres Premières Nations puissent apprendre dans une école digne de ce nom. Elle faisait tout ça parce que son école se trouvait sur un dépotoir de déchets toxiques contaminé par 114 000 litres de diesel dont les émanations rendaient les enfants malades. Shannen a passé son enfance à lutter pour l’enseignement équitable, disant que l’école est porteuse de rêves et que tous les enfants méritent de rêver. À 13 ans, elle devait parcourir des centaines de kilomètres pour aller à l’école, parce que celle de sa réserve manquait tellement de financement qu’elle ne lui permettrait jamais de devenir une avocate en droits de la personne et de se battre pour le droit à l’éducation des enfants. C’était en 2010. Elle allait à l’école secondaire. Elle n’aurait pas eu besoin d’aller si loin si l’école de sa réserve avait reçu les fonds adéquats. Elle est décédée dans un accident d’automobile. Shannen Koostachin n’a jamais su ce que c’était qu’être traitée comme un autre enfant au Canada. Toute son enfance, elle a vu qu’aux yeux du gouvernement, elle ne valait pas l’investissement. Cette jeune fille a été en lice pour le Prix international de la paix pour les enfants parmi 45 enfants des quatre coins du monde. Et pourtant, le gouvernement du Canada trouvait qu’il ne valait pas la peine d’investir dans des enfants comme elle. Voilà ce que je me disais lorsque j’ai vu le gouvernement dépenser une tonne d’argent en mesures d’urgence tout en se battant encore en cour contre les enfants des Premières Nations.

 

Vardit R. : Beaucoup de mes collègues de différentes disciplines parlent de la pandémie comme une épreuve de laquelle on peut apprendre. Ils et elles disent que la pandémie a montré les profondes inégalités de notre société, à quel point les groupes marginalisés sont plus grièvement touchés par cette maladie. J’aimerais revenir sur cette notion d’épreuve de laquelle on peut apprendre. Pensez-vous que la société canadienne apprendra de cette épreuve, qu’elle appliquera les leçons que la COVID nous a apprises? 

 

Cindy Blackstock : Je crois que ça dépend. Ce qui me donne de l’espoir, ce sont ces Canadien.ne.s de toutes les diversités, même politiques, qui, en voyant les rapports crédibles du vérificateur général et les jugements rendus en défaveur du Canada, en constatant ces inégalités, ils et elles sont, je crois, sincèrement consterné.e.s et souhaiteraient que cela cesse. Dans le cas présent, je crois que la population entière a une longueur d’avance sur le gouvernement. Le gouvernement est encore ancré dans une mentalité moyenâgeuse sur plusieurs de ces questions. J’ai vu des milliers de Canadien.ne.s assister aux séances de la Commission de vérité et réconciliation du Canada pour écouter les survivant.e.s et exprimer leur solidarité. Leur vision du pays est plus grande, plus humaine que le gouvernement les en croit capables. Si on peut dire aux député.e.s que la vie des Noir.e.s compte aussi, eh bien moi, je dis que la vie des enfants des Premières Nations compte aussi. On veut voir ces enfants grandir sans souffrir d’un taux de tuberculose cent fois plus élevé que dans le reste de la société, on veut qu’ils aient accès à des services fondés sur leur culture. Si les gens font ça, alors effectivement, la pandémie pourrait transformer cette épreuve riche en enseignements en mouvement d’action qui transforme le pays.

 

Vardit R. : Un grand merci, Cindy, d’avoir pris le temps de nous parler et d’être une leader inspirante. Vous avez touché nos têtes et nos cœurs. Votre plaidoyer pour un Canada meilleur a été bien entendu. Merci beaucoup. 

 

Cindy Blackstock :Merci à vous! Et pour tout le monde qui écoute, sachez que Canada est un mot des Premières Nations. Pensons-y lorsqu’on le prononce. Profitons-en pour rendre notre monde meilleur et plus juste pour les Premières Nations. Merci