Les droits de la personne en temps de pandémie

 

Avec Bernard Duhaime et Vardit Ravitsky

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravitsky : Depuis les débuts de la pandémie, alors qu’on suivait autant que possible les débats et les découvertes médicales et scientifiques, nous avons pris connaissance d’un autre phénomène un peu inattendu pour plusieurs d’entre nous. Il s’agit de l’affrontement qui a eu lieu entre les pouvoirs des gouvernements et les droits individuels, dans le contexte d’une crise de santé publique. Mais très tôt, Bernard Duhaime, professeur de droit international à l’Université du Québec à Montréal, a déduit que ce débat serait des plus pertinents 

 

Bernard Duhaime : Pendant la crise, je me suis penché sur les enjeux liés aux droits humains et à la pandémie. J’ai monté une petite équipe de recherche avec des bénévoles et un collègue à l’université. On a produit un rapport de recherche pour une organisation non gouvernementale, dans lequel on a étudié essentiellement les impacts que des mesures d’exception peuvent avoir sur nos droits, y compris celles qui ont lieu dans le cadre d’une pandémie comme celle-ci.Une autre grosse partie du travail que j’ai fait pendant toute cette période de pandémie, c’était à titre de membre du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires avec l’Organisation des Nations Unies, une procédure spéciale du Conseil des droits de l’homme. On s’est penché justement sur l’impact des politiques gouvernementales adoptées dans le contexte de la COVID-19 sur la question des disparitions forcées. On a adopté une série de recommandations très importantes, qui ont été rendues publiques pendant la pandémie. On traite, entre autres, de l’usage de la pandémie par des forces publiques pour, d’une part, justifier les captures par les forces publiques de certaines personnes, et pour ensuite refuser de dévoiler leur localisation. Elles faisaient donc des « disparitions forcées » au sens du droit international. Mais, nous avons aussi abordé l’impact de la pandémie sur le travail des familles et des organisations de défenseur.e.s des droits humains dans leur recherche des personnes disparues, qui sont vraisemblablement détenues par les autorités de façon clandestine.

 

Vardit Ravitsky :Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples de droits de la personne qui normalement, en temps non pandémique, sont pris pour acquis par la population et par le public et qui, lors de la mise en œuvre des mesures sanitaires, ont été presque violés ou clairement limités ? Est-ce que tu peux citer quelques exemples concrets ? 

 

Bernard Duhaime :D’une part, il y a évidemment le fait que ce soit une situation exceptionnelle, et les gouvernements adoptent des mesures exceptionnelles qui parfois suspendent ou limitent certaines garanties ou certains droits. Et dans le cas de notre étude, on s’est intéressé surtout aux enjeux liés à la liberté de mouvement, à l’accès à l’information et à la discrimination.On s’est intéressé évidemment aux impacts que la pandémie peut avoir eu sur des groupes plus marginalisés, ou qui sont plus susceptibles de faire l’objet de discrimination. On pense entre autres aux migrants, qui ont eu plus de difficultés aux frontières, dans certains cas des frontières complètement fermées, à des groupes de migrants qui se faisaient interdire l’entrée… C’est toujours des populations qui sont plus à risque. Et pourtant, ce sont des populations qui sont allés au front dans bien des cas, en acceptant des emplois précaires et difficiles qui les exposaient à la pandémie. Sur la question de l’accès à l’information, vous n’êtes pas sans savoir que plusieurs gouvernements ont choisi de censurer la circulation d’information sur le virus lui-même, mais certains ont aussi utilisé le contexte de la pandémie pour limiter, soit directement, en suspendant l’accès à certaines informations publiques, ou bien indirectement, en se servant de la pandémie comme prétexte pour justifier des retards importants dans des demandes d’accès à l’information publique qui, évidemment, peuvent avoir des incidences graves sur les droits de la personne et la démocratie. 

 

Vardit Ravitsky : Je voudrais soulever un enjeu qui est très intéressant pour le public en ce moment. Tu as mentionné le droit de mouvement et on sait qu’on est très limités à ce niveau aujourd’hui. D’après toi, est-ce que le couvre-feu est une vraie violation de notre droit de mouvement ou est-ce qu’il peut être justifié dans les circonstances actuelles ? 

 

Bernard Duhaime : Des mesures de limitation de la liberté de mouvement comme celle-là, ça peut être justifié dans certaines circonstances, mais elles doivent toujours obéir à des critères de nécessité et de proportionnalité, tout en étant raisonnables. Ça doit toujours se faire, évidemment, sans qu’il y ait d’impact discriminatoire. Et puis, on a pu observer que dans le cas de pandémies passées, souvent ce type de mesures étaient adoptées avec certaines perspectives discriminatoires ou elles avaient des effets discriminatoires sur certains groupes, que ce soit sur les personnes perçues comme étant la cause de ces pandémies ou bien sur des populations plus vulnérables, qui ont moins de protection de leurs droits. Pensons entre autres aux migrants, qui font souvent l’objet de répression ou de limitation de leurs droits. Donc, évidemment, c’est toujours une question qui doit être étudiée au cas par cas, selon chaque mesure adoptée. Mais la liberté de mouvement, c’est un droit qui, dans certaines circonstances, peut faire l’objet de limitations.

 

Vardit Ravitsky : On parle de la pandémie comme étant ce grand révélateur, cette lumière qui est jetée sur les injustices, sur la discrimination. Quels effets discriminatoires vois-tu ici au Canada, qui sont particuliers pour les groupes ou pour les populations qui sont vulnérables ou marginalisées chez nous ? 

 

Bernard Duhaime :Notre étude ne portait pas, à strictement parler, sur le Canada. L’objectif, c’est d’avoir un regard un peu plus large, avec des approches un peu comparées, mais c’est sûr qu’il y a eu des impacts sur le droit à l’égalité en matière d’accès à la santé. On se souviendra de l’impact que cela a eu dans les CHSLD pour cette catégorie de personnes plus âgées, qui faisaient l’objet d’une plus grande vulnérabilité sur le plan sanitaire. Il y a aussi eu plusieurs impacts indirects sur le droit à la santé, surtout quand on pense à la suspension de toute une série de traitements qui n’ont pas pu être fournis comme c’était prévu, entre autres dans le cas de maladies assez graves. Donc, il faudra évidemment voir comment les personnes qui n’ont pas pu accéder pleinement à ces prestations en matière de droit à la santé vont pouvoir y avoir accès rapidement, et ainsi limiter les impacts possibles sur leur état de santé. 

 

Vardit Ravitsky : Tout le monde parle maintenant des passeports vaccinals ou des certificats de vaccination, qui seront nécessaires pour voyager à l’international ou même pour avoir accès aux activités sociales et culturelles chez nous. Est-ce que ce type de passeport a des implications importantes pour les droits de la personne ? 

 

Bernard Duhaime : C’est une proposition qui est discutée ici et dans d’autres parties du monde, comme l’Europe. Mais évidemment, ce type d’information ou ce type de document ou de mesure pourrait avoir des impacts sur la vie privée des gens et sur leurs libertés de mouvement. Cette mesure pourrait entraîner des effets discriminatoires et aussi des effets sur des groupes spécifiques de la population. Vous aurez compris que je reviens toujours sur la question des groupes de population exposés à des situations de vulnérabilité. Une des choses qu’on a remarquées dans notre travail aux Nations Unies et dans notre étude pour Amnistie Internationale avec les collègues à l’université, c’est que souvent les mesures comme ça ont des impacts disproportionnés sur des gens issus de milieux socio-économiques plus humbles, des minorités ou encore des personnes qui sont en situation migratoire, des minorités. Donc, il faudra étudier l’objectif qui est poursuivi par un passeport comme celui-là. Est-ce que c’est de permettre des voyages essentiels, strictement essentiels ? Ou bien est-ce que ces mesures seront adoptées dans des circonstances tout autres ? À ce moment-là, en fonction de la nécessité de telles mesures, on ne sera plus à même d’évaluer si les restrictions que ça implique sur les droits de la personne sont proportionnelles à ces objectifs-là. 

 

Vardit Ravitsky : On arrive vers la fin de notre conversation et on a beaucoup discuté des impacts négatifs de ces restrictions sur les droits de la personne. D’après toi, est-ce qu’il y avait, dans ce que tu as vu au cours de l’année passée, des opportunités ou des ouvertures à un changement positif dans notre société. 

 

Bernard Duhaime : C’est une occasion pour nous de faire un peu d’introspection. Quels sont les objectifs de nos sociétés ? Par exemple, au Québec, je pense que ça fait quand même un certain temps qu’il y a une marginalisation des personnes âgées et puis les dangers auxquels ils et elles sont exposé.e.s, ce n’est quand même pas un phénomène qui est nouveau, mais il va apporter des changements radicaux dans les politiques publiques pour des populations comme celle-là. Je pense que ça peut être une bonne chose, donc une introspection assez sévère sur ce qui a fonctionné, ce qui n’a pas bien fonctionné, sur ce qui est en place depuis un certain temps et sur ce qui aurait dû faire l’objet de modifications. Pensons à l’autocritique que le public a dû faire, face à différents préjugés à l’égard de certains groupes, que ce soit avant, pendant et bientôt après la pandémie. Nous nous devons de voir à quel point il y a eu, par exemple, des populations migrantes sans résidence permanente qui se sont présentées au front pour aller travailler dans le domaine de la santé, et ainsi s’exposer à des conditions difficiles. Ça pousse quand même la population à réfléchir sur le traitement que l’on doit réserver à des gens qui sont prêts à risquer leur vie et leur santé pour vivre au sein de nos sociétés. Donc, je pense que tout ça, ce sont des éléments positifs qui nous aideront à faire face à ce qui nous attend. Parce qu’évidemment, une fois que la pandémie sera terminée, notre travail ne sera pas terminé. On va devoir reconstruire. On va devoir rattraper le temps perdu, et ça aussi c’est un enjeu extrêmement important qui nécessitera des réflexions très importantes. Qu’est-ce qu’on va prioriser ? Pourquoi ? Comment va-t-on financer ces programmes ? Etc. Vous savez, il y a plusieurs services publics qui ont fonctionné au ralenti et qui vont devoir reprendre leurs opérations à toute vitesse, à toute allure, et puis ça va avoir aussi des conséquences sur la jouissance de nos droits. 

 

Vardit Ravitsky : Tu sais, dans la déclaration qu’on a écrite en tant que Comité sur les impacts de la COVID-19, on part du fait que tout le monde a hâte de revenir à la vie normale, et nous on dit non, on ne veut pas retourner pas à la normale. Nous irons vers une société qui approche ses problèmes d’une manière beaucoup plus responsable qu’auparavant. Quels éléments de la vie veux-tu voir revenir à la normale ? Et pour quels aspects voudrais-tu voir un changement, que ce soit au niveau social ou au niveau personnel ? 

 

Bernard Duhaime : On a tous et toutes hâte de pouvoir reprendre une vie un peu plus sociale qui se rapproche un peu plus de la normale, de revoir nos familles élargies, nos bons amis, et de pouvoir profiter de différents loisirs collectivement. C’est sûr que c’est quelque chose qui nous fera plaisir. Bien évidemment, il y a des choses qui ne doivent pas revenir à ce qu’on appelait la « normale » avant, comme les politiques qui ont eu des impacts négatifs sur des groupes plus enclins à vivre de la discrimination : les personnes âgées, les personnes migrantes, les peuples autochtones, les femmes, et les jeunes qui, sur le plan de la santé mentale ou de la violence conjugale ou familiale, ont fait l’objet de ratés importants dans la dernière année. Ils et elles ne doivent pas retourner à ce qu’on appelait « la normale » avant. La normale, c’était un peu fermer les yeux d’une façon hypocrite, fermer les yeux sur des injustices au bénéfice de notre petit confort, alors que socialement, on devrait tous et toutes se responsabiliser et tirer des leçons de cette crise !

 

Vardit : Je suis tellement d’accord avec toi. Quelle belle manière de finir dans un esprit positif et d’apprécier ce qu’on a toujours eu avant, et ce qu’on espère avoir de retour bientôt. Merci énormément, Bernard, pour cette conversation tellement passionnante et remplie d’informations. 

 

Bernard Duhaime : Merci à toi, Vardit, et merci pour tout le travail que tu as accompli avec nous pendant ces moments difficiles. À bientôt. 

 

Vardit : À bientôt. C’est ce qui conclut cet épisode du Comité sur les impacts de la COVID-19 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. Nous souhaitons remercier spécialement l’Université McGill et l’Université de Montréal, pour nous avoir permis de tenir cette discussion importante. Suivez la Fondation Pierre Elliott Trudeau sur Facebook, LinkedIn et Twitter pour connaître les nouvelles de notre communauté et, bien sûr, pour vous abonner au balado. À la prochaine !