Diversité : les paradigmes liés aux personnes sourdes et malentendantes

 

Avec Margarida Garcia et Darren (Daz) Saunders

 

Résumé

Dans cet épisode, Margarida Garcia s’entretient avec Darren Saunders, boursier 2019, chercheur en linguistique, militant des droits des personnes sourdes et membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. 
M. Saunders plaide pour la reconnaissance de la langue des signes, son enseignement en très bas âge et la contribution des personnes sourdes à la société. Il dénonce la notion médicale de lacune chez les personnes sourdes, qui les dévalorise. Il fait appel à l’ensemble de la population pour rendre les arts, la justice et l’information accessibles aux personnes sourdes, tout en rappelant qu’il faut les consulter pour connaître leurs souhaits et leurs besoins et cesser de prendre les décisions pour elles.

 

 

Visionnez la version intégrale de la session d’enregistrement vidéo utilisant la langue des signes québécoise ici : https://youtu.be/ko4buTdAJGE

 

Transcription

Margarida Garcia : Cette prochaine conversation a eu lieu avec Darren Saunders, une personne sourde. La voix que vous entendrez est celle de Yvan Boucher, interprète agréé, que nous remercions chaleureusement.

Qu'est-ce que la musique sourde ? Y a-t-il différentes manières d'avoir accès à la musique, des manières qui honorent différentes conditions sensorielles ? Comment mieux reconnaître que le monde de la surdité n'est pas nécessairement un monde de silence ?

Mon invité aujourd'hui m'a aidé à voir ces questions avec un tout nouveau regard. Il est une voix importante sur les plans de l'instruction, de la déconstruction et de la reconstruction par rapport aux conditions de pleine participation des personnes sourdes à tous nos systèmes sociaux de base. Je suis ravie de m'entretenir aujourd'hui avec Darren Daz Saunders.

Darren Saunders est un citoyen engagé. Cet engagement lui vient de ses parents sourds et il ne pourrait pas imaginer sa vie autrement qu'en participant activement aux changements qu'ils ont générés à l'égard de l'inclusion des personnes sourdes et de la valorisation de leur contribution au vivre-ensemble. Sa priorité est la reconnaissance de la langue des signes et de la contribution des intellectuel.le.s sourd.e.s à la société.

Son projet de doctorat sur l'utilisation des éléments linguistiques et gestuels en langue des signes québécoise, la LSQ, permet de comprendre la grammaire de cette langue pour compléter et enrichir l'éducation bilingue des élèves sourds dans les écoles et pour approfondir les connaissances dans le programme d'interprétation pour les interprètes qui souhaitent travailler entre le français et la langue des signes québécoise. Darren contribue à la vie civique au sein d'organismes communautaires en plaidant en faveur de l'accès complet des personnes sourdes à la santé, aux arts, à la justice et à l'information.

Il est l'instigateur d'un manifeste, la « Athens Declaration » pour l'accès à la science des chercheur.se.s sourd.e.s; il a organisé la dixième Conférence internationale des chercheur.se.s universitaires sourd.e.s, qui s'est tenue à Montréal en juin 2021; et il est membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation Trudeau.

Daz, bienvenue à Espaces de courage et merci infiniment d'être ici avec nous aujourd'hui.

Darren (voix d’Yvan) : Merci beaucoup de votre invitation. C'est un plaisir d'être avec vous également.

Margarida : Dans ces conversations, comme vous le savez, il y a un engagement profond à mieux comprendre l'importance de l'inclusion et de la diversité. Le pourquoi, le comment, la pratique, la pédagogie, les déclinaisons, les angles morts, les possibilités futures. Alors, j’aimerais commencer par là. Pouvez-vous nous parler un peu de votre regard sur les thèmes de la diversité et de l’inclusion et pourquoi c’est important d’en parler à partir de votre expérience ?

Darren (voix d’Yvan) : Dans un premier temps, la diversité dans la société peut se décliner de différentes façons. On peut parler de la langue, de l'identité culturelle, qui souvent, n'est pas associée à la communauté sourde. Il y a beaucoup de communautés sourdes de par le monde, de plusieurs nationalités, de différents pays, que ce soit des pays riches, des pays pauvres.

Cependant, c'est un handicap qui n'est pas visible. Qui n'est pas considéré. Souvent, on dit que le monde des handicapés, bah, ce n'est pas nécessaire de les aider. Ce qui veut dire que dans un premier temps, on doit reconnaître la diversité, l'expérience vécue de ces personnes-là et colliger cette information afin de permettre une inclusion pour un mieux vivre-ensemble.

L'inclusion quant à elle, pour moi, c'est un grand mot. Ce n'est pas seulement que tout soit accessible pour tout le monde, ce serait trop simpliste de dire cela. On doit réfléchir à comment favoriser la participation de tous et chacun. Ça, c'est plus important que de dire qu'on doit rendre accessible. Faire quelque chose, puis se sentir à l'aise, se dire que ça ne marche pas, que ça ne fonctionne pas, que le système ne fonctionne pas pour nous… il faut accepter d'écouter et de travailler ensemble, ça, c'est important. Le « travailler ensemble » sur les solutions. Je ne veux pas aller trop en détail, mais l’on doit essayer d'avoir un regard global, un regard large, à savoir quels sont les besoins de tous et chacun.

Qu'est-ce qu'ils peuvent nous apporter ? Comment peut-on participer ? Comment peut-on adapter ? On ne peut pas deviner. On peut essayer, mais on ne peut pas deviner si l’on reste seul dans un coin et qu’on travaille en silos. On doit avoir une conversation afin de pouvoir répondre aux besoins de tous et chacun. Parfois, on peut présumer des besoins, mais à la suite d’une conversation, on peut être étonné des besoins qui nous sont énumérés. Pour faire un lien avec la communauté sourde, la langue des signes, c'est la langue qui est la plus utilisée par la communauté sourde, mais il existe des barrières. Ce que je veux dire, c'est que dans le vécu, comment cela fonctionne, on parle de phonocentrisme.

La diffusion de l'information par exemple… Les personnes sourdes ne la reçoivent pas, cette information-là. On utilise la langue des signes dans la communauté sourde, mais si les personnes entendantes ne maîtrisent pas la langue, ce n'est pas plus accessible pour eux. Par exemple, il y a une communauté francophone et une communauté anglophone chez les entendants et chez les sourds également. Alors souvent, cela peut avoir un impact, et plus qu'on ne le pense. Pour moi, la diversité, ce n'est pas seulement une « to-do list ». Il y a différentes possibilités auxquelles parfois, on peut ne pas penser. Dans le vécu, pour moi, ce qui est important, c'est l'ouverture, l'acceptation de recevoir les commentaires, même si l’on n'est pas d'accord, pour en arriver à un vrai partenariat, pour trouver des solutions, ensemble.

Margarida : Merci, Daz. On va prendre un fil. J'ai trouvé intéressante la façon dont vous avez parlé et c'est comme si j'entendais derrière les mots, quelque chose comme, au fond, il faut aussi faire en sorte que les personnes entendantes soient incluses dans l'univers des personnes sourdes, comme s'il devait y avoir une réciprocité, comme vous l’avez dit, et peut-être qu'il devrait aussi y avoir des efforts de la part de la communauté entendante de s'intéresser davantage aux contributions culturelles, intellectuelles et autres des personnes sourdes.Est-ce que je vous ai bien compris ?

Darren (voix d’Yvan) : Oui, tout à fait, effectivement. Par contre, ma façon de l'exprimer et votre façon de l’exprimer sont un peu différentes, mais l’on se rejoint. Historiquement, quand on parle de handicap, on parle des personnes qui ont des besoins, qui ont besoin davantage d'aide. Souvent le concept du mot handicap est là, la société se dit « ils ont besoin d'aide, donc nous devons les aider, les handicapés ». Mais avec le temps, la posture de déconstruction du phonocentrisme, on la voit là. Donc, c'est bidirectionnel, c'est-à-dire que les personnes sourdes peuvent contribuer également, ce qui peut avoir un impact sur la perception. C'est important de valoriser l'inclusion, la participation pleine et entière des personnes sourdes.C’est triste car ce n'est pas le cas présentement. Souvent, les personnes entendantes vont dire « non, non » mais oui, c’est comme cela. Et le système, lui, comment fonctionne-t-il ? Ça ne marche pas. Oui, les personnes sourdes sont exclues.

Margarida : Daz, avez-vous l'impression que c'est quand même peut-être un héritage du fait qu'on regarde encore la surdité dans un paradigme médical du handicap, d'un paradigme juridique de l'aide et de l'accès à des droits fondamentaux de l'être humain ? Et est-ce que selon votre pensée, votre expérience vécue, vos recherches, est-ce que l’on devrait construire un autre paradigme pour regarder la surdité, pour vraiment trouver des solutions différentes par rapport à la participation et à l'inclusion, à la valorisation de cet apport qui est divers ? Comment vous voyez cela ?

Darren (voix d’Yvan) : Avant d'en arriver là, je veux prendre le temps de faire un bref survol historique. Comme je le disais, on voit la personne handicapée comme une personne qui doit être aidée, incluant les personnes sourdes. Souvent, on va dire des personnes sourdes, des personnes « sourdes et muettes », mais c’est inacceptable comme terme.Sourd veut-il dire muet ? Non. On est capable de s'exprimer, notamment en langue des signes. Mais revenons à l'histoire des sourds.L'exclusion vient de la société. Moi, je parle. On dit : « Tu ne parles pas parce que tu es sourd et muet ». On va essayer d'effacer la maladie – je vais utiliser le terme « maladie » ou « pathologie » – moi, je trouve cela difficile et ça m'angoisse beaucoup.

Alexander Graham Bell, une personne très populaire dans l'Histoire, l'inventeur du téléphone, il y a même une compagnie qui porte son nom. On voit le nom Bell un peu partout. Moi, ça m'angoisse quand je vois cela car cette personne a proposé un concept à l'époque, proposant d’arrêter ou d’éviter que les personnes sourdes et les personnes entendantes se marient ensemble afin d'éviter d'avoir des enfants sourds. On appelle cela de l'eugénisme. L’idée d'interdire le mariage entre les communautés sourdes et entendantes vient de Graham Bell. Pourtant, il vient d'une famille de personnes sourdes.

Alors où était le choix, la liberté ? Il n’y en avait pas de choix. Il voulait éviter cela, il voulait éviter les mariages. Il soutenait un concept de normalisation : on doit fonctionner comme cela et vous, les personnes sourdes qui utilisez la langue des signes, vous ne parlez pas bien, alors, on doit faire en sorte de vous normaliser.

Aujourd’hui, après plusieurs années, qui prend encore les décisions médicales pour les personnes sourdes ? Ce sont les personnes entendantes. Moi, je suis né sourd, mais parlons de ma mère. Ma mère est née en 1939 en Angleterre, au tout début de la Deuxième Guerre mondiale. C'était le chaos à l'époque. Ma grand-mère voyait que ma mère ne répondait pas, qu'elle n'entendait pas. Mais il y avait les bombes qui explosaient, la guerre, ces choses-là. Puis, à la fin de la guerre, ma grand-mère voyait que maman n'était pas normale, elle avait beau lui expliquer, puis finalement, ils ont su que ma mère était sourde à l'âge de neuf ans ! Elle est allée à l'Institut des Sourds à l'âge de neuf ans. Donc, elle a commencé son parcours scolaire en retard.

Avec le temps… Je suis né en 1978, on m’a fait faire des tests d'audition, une semaine peut-être après ma naissance. Puis ils ont dit : « Ah, il est sourd ». La façon dont ils ont projeté cette nouvelle à mes parents, c'était négatif « Ah, il est sourd ». Mais pour mes parents, ils se sont dit « OK », ma mère en avait souffert durant son enfance et elle ne voulait pas que je vive les mêmes expériences, donc elle a redoublé d'efforts pour m’éduquer. Aujourd'hui, on peut confirmer la surdité d'un enfant avant même sa naissance. Je ne sais pas si c'est bon ou si ce n'est pas bon.

Mais revenons à l'eugénisme. Dans plusieurs pays, on dit qu'il est possible d'avoir un avortement si on sait que la personne a des handicaps. Donc, je ne veux pas approfondir sur l'éthique, mais il y a un problème sérieux d'éthique, ici. Revenons en arrière sur le modèle médical. Lorsqu'on voit une personne sourde, c'est comme quelque chose qu'on doit réparer afin qu'elle devienne normale. La première chose qu’on veut faire, ce sont des interventions. Et le développement du langage ? Non, on ne parle pas de cela, on veut trouver comment la personne pourra parler, comment la personne pourra entendre… En 2022 ? C'est triste, mais il y a encore cette pensée-là. Pourquoi ne parle-t-on pas des capacités des personnes sourdes ?

Dans un deuxième temps, parlons d’un bébé qui naît entendant. Parlons des « baby signs », c'est une idée, une invention pour pouvoir montrer aux enfants quelques signes afin de communiquer avec leurs parents, même si l'enfant n’est pas sourd et que le parent n'est pas sourd. On utilise donc des signes pour communiquer avec son bébé. Ces signes viennent de la communauté sourde. C'est super, on encourage les signes, le langage à un niveau précoce avant que les enfants soient en mesure de parler. Wow, c'est incroyable, mais, pour les psychologues, les professeurs, quand il s’agit d’un enfant sourd, alors là, non, on ne le fait pas. Les « baby signs », ce n’était pas un outil pour l’apprentissage des signes à des enfants sourds, c’était pour que les bébés puissent apprendre à entendre et à parler normalement. Donc, vous voyez, ce qui est bon pour l’un n’est pas nécessairement bon pour l’autre.

Le bilinguisme : apprendre la langue des signes, pour ensuite apprendre une langue parlée, ce n’est pas catastrophique ! Mais on n’en est pas arrivés là encore. Il y a des écoles, notamment à Montréal, où il y a une approche bilingue, souvent lorsque les enfants arrivent à l'école, ils arrivent avec un retard de langage parce que lors de leur naissance et de leur petite enfance, on avait une intervention exclusivement médicale, une vision uniquement médicale; on devait « réparer » la surdité.

Actuellement, il y a beaucoup d'enfants sourds qui signent, mais c'est par dépit. Au début, lors de leur petite enfance, on a essayé de les faire parler, de les faire entendre, et lorsqu'on voit que cela échoue, on les envoie dans le modèle en langue des signes. Mais il y a alors déjà un retard au niveau du langage. Parfois, cela peut aller jusqu'à l'âge de dix ans ! Imaginez le dommage. C'est une privation de langage. Cela arrive encore aujourd'hui que ces enfants la subissent. Alors je pourrais en parler des heures et des heures... Je vais essayer de me recentrer, mais le modèle social ne voit pas les enfants avec leurs besoins actuels. Comment peut-on les aider avec leurs besoins et leurs capacités actuelles ?

La question n’est pas de savoir ce que les sourds peuvent faire pour les autres, mais plutôt de savoir ce que l’on peut faire pour l’enfant sourd. Pour moi, c'est un système de normalisation. Que j'essaie de déconstruire.

On parle des différents modèles, médical et social. Pour ce qui est du médical, souvent la perception des médecins, c'est de vouloir prendre la décision pour les sourds. Un traitement pour les sourds, pour les bébés sourds. On parle d'un manque auditif, il ne parle pas, il n'entend pas comme les autres, donc cela est vu comme un manque. On veut trouver comment régler ce manque. Parfois, on peut appareiller l'enfant, lui poser un implant. Il existe toutes sortes d'outils, mais souvent, on cherche comment la personne sourde, l’enfant sourd peut s'arrimer à la communauté majoritaire, à la communauté entendante.

Pour ce qui est du modèle social, il faut voir ce que l'enfant a comme compétences, comme capacités, et comment nous, nous pouvons nous arrimer à ses besoins. Comment peut-on valoriser le cheminement, l’épanouissement de cet enfant-là ? Comment nous, devons-nous nous adapter pour lui ? Pour moi, c'est une grosse différence. Le modèle social, c'est faire pour l'enfant, tandis que le modèle médical, c'est faire pour la société, non pas pour l'enfant, mais pour la société. Pour moi, cela a un lien avec le pouvoir. Qui doit s'adapter ? Qui s'adapte ? Comment peut-on créer un environnement inclusif ? Est-ce la personne sourde qui doit faire tous les changements, toutes les adaptations et non pas nous ? Pas la société entendante, la société majoritaire ?

Dans un modèle social, quand on voit le jeune enfant sourd, on ne voit pas la surdité comme un manque, elle est vue comme un ajout. Probablement que l’enfant n’entendra pas, mais il va bien voir, il va pouvoir utiliser la langue des signes. Pas toujours, mais il va fort probablement utiliser la langue des signes. Il aura un autre regard sur le monde, sur comment voir le monde, et cela va être profitable, ce sera un gain pour la société. Un exemple très, très simple : au cinéma, on voit souvent du sous-titrage. Bon, on peut voir, pas besoin d'entendre, on peut voir le sous-titrage et même pour les personnes qui n’entendent pas bien ou qui n’ont pas entendu ce qui a été dit comme dialogue dans un film, le sous-titrage est un gain pour la société entendante également.

S'il y a un avertissement, un train qui arrive, un avion qui est en retard, toutes les informations sont visuelles. Maintenant, on les voit, mais avant, c'était un petit peu différent, on n’avait pas ces apports technologiques. Mais maintenant, avec les apports visuels technologiques que nous avons, nous savons en temps direct, comme les personnes entendantes, que l'avion est en retard.

Margarida : Daz, vous avez parlé de l'importance d'être à l'écoute des besoins des personnes sourdes qui sont en train de vivre les obstacles en tant qu’expérience vécue, vous êtes passé par là. Qu'est-ce qui aurait été vraiment utile quand vous étiez enfant et au fur et à mesure que vous avez grandi ? Qu'est-ce qui aurait pu faire une grande différence dans votre sentiment d'appartenance, d'inclusion et de participation ?

Darren (voix d’Yvan) : Je peux commencer avec ma tendre jeunesse, et le premier obstacle qui me vient en tête, c'est l'éducation. Si on n'a pas accès à une langue, on est en situation d’échec, on arrive à un constat d'échec et on envoie l'enfant à une école en langue des signes, mais à l'âge de dix ans. Le retard langagier est déjà là. C'est un obstacle en lui-même, c'est une privation de langue. Puis la personne, l’enfant, va en souffrir toute sa vie.

Moi, j'ai grandi en Angleterre, j'étais à l'Institut des sourds, dans une classe spécialisée pour enfants sourds en langue des signes, mais souvent, les professeurs qui étaient embauchés ne connaissaient pas la langue des signes et l’un d’eux devait nous enseigner l'anglais, mais il ne signait pas lui-même. C'est arrivé souvent. Comment peut-on accepter cela ? Imaginez-vous avoir un professeur de français qui ne parle pas français ? Mais, ça arrive !

Margarida : Comment peut-on expliquer que des professeurs d'enfants sourds ne parlent pas leur langue ?

Darren (voix d’Yvan) : Il y avait une pénurie de professeurs et ils ont embauché la première personne qu’ils pouvaient embaucher. Moi, j'ai vécu cette expérience, donc c'était nous, les enfants, qui lui montrions la langue des signes au professeur. Maintenant, ce professeur maîtrise très bien la langue des signes, mais c'était une réalité. Les besoins des enfants sourds ne sont pas priorisés dans cette optique-là.

Comme je vous le disais tantôt, c’est la privation d'une langue. Environ 90 % des enfants sourds viennent de familles de personne entendantes. Moi, je suis dans le 10 % de la communauté sourde qui a des parents sourds, donc, je n'ai pas eu de privation de langage. J'ai eu accès à un âge précoce à la langue des signes, mais la majorité des personnes sourdes dans la communauté sourde proviennent d'une famille de personnes entendantes qui ont vécu une privation de langage à un âge précoce. Donc, quand on parle du modèle médical, cela a un gros impact pour l'avenir de l'être humain qui va grandir comme cela.

Continuons à parler des barrières : l'accessibilité aux interprètes, à des interprètes compétent.e.s. Les commissions scolaires, ou les centres de services scolaires maintenant, ont la responsabilité d'engager des interprètes. Mais souvent, les interprètes qui arrivent sur le marché du travail dans les commissions scolaires ne sont même pas diplômé.e.s. Et celles-ci doivent évaluer les interprètes. Mais comment ces gens peuvent-ils évaluer les interprètes ? Ils ne connaissent pas la langue des signes ! Donc ça, ce sont des barrières que les enfants sourds vont vivre un âge très précoce.

D'autres barrières dans la vie en général qu'on peut subir, c'est l'accessibilité aux services judiciaires, notamment. Ici, nous avons des services régionaux d'interprétation, les S.R.I., qui offrent des services en français et en langue des signes québécoise.

L’interprète ci-présent (Yvan Boucher), vient du SIVET, qui est un S.R.I., ici à Montréal, qui dessert cinq régions administratives. Donc, si on veut faire affaire avec des interprètes qui sont couverts par le gouvernement, que ce soit pour des services judiciaires, de santé et ainsi de suite, c'est bon, c'est bien, cependant, ça ne change pas la réalité. Admettons qu’une personne sourde se retrouve à l'urgence et qu’on doit prendre une décision pour la santé de cette personne, il ne peut pas y avoir de consentement libre et éclairé parce que l'interprète n'est pas encore présent. Pour ce qui est des services avec la police, si, par exemple, un policier dit à une personne sourde d’arrêter de marcher, ou peu importe, et qu’on n'entend pas, le policier peut penser que nous ne l'écoutons pas, que nous n’obéissons pas et on peut se faire molester, même se faire arrêter, mais si on n’a pas écouté, c’est parce qu’on est sourd. Et si on m’attache les mains, comment je vais faire pour m'exprimer en langue des signes ? Donc, il y a beaucoup de stigmates que les personnes sourdes vivent comme cela. Des barrières importantes.

Margarida : Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples d’éléments auxquels vous souhaiterezqu'on accorde plus d'attention lorsqu'on parle de reconnaissance et de valorisation de la culture, de la langue et des valeurs des personnes sourdes, mais aussi lorsqu'on parle de besoins spécifiques, reliés justement à la communication, pour faire en sorte que les personnes sourdes participent davantage, soient davantage dans un monde d'inclusion ?

Darren (voix d’Yvan) : Il y a plusieurs éléments dont je pourrais vous entretenir, dont une chose qui me touche vraiment pour ce qui est de la langue des signes québécoise. C’est une langue qui évolue. La langue des signes, ce n’est pas une langue inventée.Elle est reliée à l'Histoire. La langue des signes québécoise,selon les recherches, est une langue qui a des influences de l’American Sign Language et de la Langue des signes française.Ce que je veux dire, c'est que cette évolution, cette mixité de ces deux langues, est reliée à la société, à la réalité historique québécoise, et cette langue a évolué dans cette réalité-là. Et puis, elle a aussi un peu de l'influence de la British Sign Language. C'est une langue vivante et une chose que je veux dire à la communauté québécoise, mais plus spécifiquement à la communauté francophone, c'est que c'est une langue dont vous devriez être fier.e.s, qui s'est épanouie dans la culture francophone en Amérique du Nord.

Les langues des signes ne sont pas universelles.Ma première langue, moi, c’est la British Sign Language. Mes parents sont sourds, ils viennent d'Angleterre et moi, j'ai appris la langue des signes québécoise en immigrant ici, au Québec, et j'ai appris l'American Sign Language également. J'ai eu ce privilège de maîtriser trois langues des signes et j'utilise cinq langues. Dans ma vie de tous les jours, la British Sign Language avec mon mari, la langue des signes québécoise dans le cadre de mon travail et l’American Sign Language avec certains amis et du fait de mes recherches.

Le fait d'avoir appris de façon précoce dans ma tendre enfance une langue des signes solide m'a permis d'acquérir une deuxième et une troisième langue des signes. La langue des signes peut donner plusieurs choses si vous voulez l’apprendre.

Une autre modalité. Vous, vous parlez le français, vous vous exprimez avec votre gorge, vos joues, la langue, la bouche, puis vous produisez des sons. La langue des signes, ce n'est pas uniquement avec les mains, mais cela vient du tronc, de l'expression faciale, des yeux, des sourcils, du visage, des épaules, donc elle a une fonctionnalité grammaticale.

Pour moi, c'est un privilège, cela devrait être considéré comme un privilège pour les personnes entendantes d'apprendre la langue des signes; cela enrichirait leur culture. De plus, vous pourriez rencontrer au hasard, des personnes sourdes aux points d'arrêts d'autobus et jaser avec ces personnes, uniquement pour dire bonjour, merci beaucoup, au revoir, cela fait vraiment plaisir aux personnes sourdes de constater que des personnes entendantes connaissent certains signes de base et n’ont pas peur de la personne sourde. J'ai rencontré plusieurs personnes au magasin ou à l'épicerie, qui connaissaient certains signes de base dans la vie de tous les jours. Un simple merci, ou bonjour, cela atténuerait les appréhensions des personnes entendantes à communiquer avec les personnes sourdes, reconnaître une personne sourde qui est là, reconnaître que cette personne fait partie de la société, cela serait enrichissant pour les deux communautés.

Beaucoup de mouvements artistiques également viennent de la communauté sourde, ici au Québec, et je suis impliqué dans cette communauté-là et j'en suis très fier. On parle de la déconstruction du phonocentrisme. Souvent, on utilise nos oreilles pour entendre la musique et bénéficier d'un certain apaisement, de la joie d'écouter de la musique, mais la musique peut également être visuelle par des mouvements. Moi, j'appelle cela de la musique. Avant, je disais : « Non, ça, ce n'est pas de la musique », mais cela a pris le temps de m'approprier certaines notions et aujourd'hui, je dis : « Oui, c'est de la musique ». Je me souviens de ma mère lorsque j'étais tout jeune, quand je n'étais pas capable de dormir, elle me faisait de la poésie en langue des signes, avec un rythme particulier qui me permettait de m'apaiser et de m'endormir. Ma mère savait quoi faire pour m'apaiser et m'endormir. C'est une forme de musique pour moi, ça apporte beaucoup de choses dans les échanges. Comment définir une musique de façon spécifique ? Je pense que cela serait opportun d'échanger là-dessus.

Margarida : Oui, justement Daz, j’ai lu vos recherches, le texte notamment « Nos mains qui vibrent » n'est-ce pas ? Et c'est là que j'ai été extrêmement interpellée par cette idée de musique sourde et d’autres accès à la musique qui viennent vraiment honorer différentes conditions sensorielles, c'est très riche. Et tout ce que vous avez dit me suggère d'autres questions. Le fait que vous soyez trilingue dans la langue des signes, est-ce que c'est une diversité qui apporte la richesse ?

Darren (voix d’Yvan)

Je parle cinq langues des signes.

Margarida

Oh pardon, cinq, donc polyglotte.

Darren (voix d’Yvan)

Et je maîtrise également l’anglais et le français.

Margarida :  Et l'anglais et le français. Alors, ma question pour vous, je ne sais même pas comment bien l’articuler, mais étant donné que moi aussi, je transige dans plusieurs langues dans ma vie, j'ai des impressions sur les langues que je parle.Alors je peux dire que celle-ci est plus joyeuse, celle-ci est plus sombre, celle-ci est plus je ne sais pas… Est-ce que cela fait sens quand on parle de langue des signes ? Est-ce qu'il y a des différences vécues de parler une telle langue, sinon une autre langue des signes ? C'est quoi l'expérience en fait, de cette diversité, de ce multilinguisme en langues des signes ?

Darren (voix d’Yvan) : Question intéressante. Moi, j'ai grandi en Angleterre. La British Sign Language est ma langue maternelle et l'anglais a été ma deuxième langue. J'ai toujours été attiré par le français. Dès ma tendre jeunesse, j'ai commencé à étudier le français et à lire le français dès mon enfance. Quand j'ai immigré au Québec, j'étais très excité d'apprendre la langue des signes québécoise.Pour moi, c'était un autre monde qui s'ouvrait. Je ne pourrais pas le décrire, mais c'était, comment dire, en Europe de l'Est, on dit que si on apprend une langue, cela crée une nouvelle âme. C’est une expression que je trouve appropriée, c'est une façon de penser, une façon de s'exprimer qui est différente.

Lorsque j’ai commencé à étudier à la maîtrise en linguistique, à l'UQAM, dans une université francophone, j'ai approfondi le français, la langue des signes québécoise et alors, je rédigeais mes travaux en anglais et je me disais : « Oh… » Je pensais en anglais. Je me disais : « Comment penser en anglais et écrire cela en français ? » En langue des signes, c'est la même chose. Maintenant, j'utilise tellement la langue des signes québécoise que lorsque je m'exprime en British Sign Language, je dois prendre du recul et me dire : « OK, c'est un autre monde ». Peut-être que pour vous, c'est la même chose.

Moi, mon expérience, mon vécu en Angleterre, souvent ma mémoire et ma phonologie se construisent à partir de la British Sign Language alors, parfois, lorsque je m'exprime en langue des signes québécoise, j’utilise un signe de la British Sign Language. Je dois prendre un peu de recul et me dire : « Non, non. » Alors souvent, je tergiverse d'une langue à l'autre comme ça. Peut-être que pour toi, c'est la même chose.

Margarida : Tout à fait. J'étais encore curieuse, Daz. Est ce qu'il y a une langue des rêves ? Dans quelle langue rêves-tu en général ?

Darren (voix d’Yvan) : Cela dépend, mais je me souviens, cela fait longtemps, à l'époque où j'apprenais à lire et à écrire le français, je suis allé en France dans une école durant une semaine, j'étais en immersion en français à ce moment-là. Puis, je suis retourné en Angleterre et je me souviens d'un rêve où j'étais dans une boulangerie.Tout le monde parlait français et là, je voyais du sous-titrage, mais du sous-titrage qui venait de la bouche. Une phrase qui sortait écrite de la bouche. Puis je me disais : « Wow, je peux tout lire, je peux comprendre ! » C'est un rêve qui m’a marqué.

Margarida : Extraordinaire. Merci, c’est une belle image, Daz.

Darren (voix d’Yvan) :  Je ne rêve pas dans une langue particulière, je peux rêver dans une langue ou dans une autre.

Margarida : Oui, même chose pour moi, ça dépend des contextes, en fait.

Daz, quel est votre regard sur les processus réflexifs contemporains qui sont en train de mettre au centre de nos institutions et de nos pratiques aussi, l'équité, la diversité et l'inclusion ? Selon vous, et d'après votre expérience, qu'est-ce qu'on est en train de bien faire et qu'est-ce qu'on est en train de ne pas faire et qu'on devrait être en train de faire ? Ou carrément, qu'est-ce qu'on est en train de faire et qu'on ne devrait pas faire du tout ?

Darren (voix d’Yvan) : C'est une grosse question. Je vais essayer d'y aller simplement, mais en même temps, ce ne sera pas simple. En général, pour moi, l'important, c'est que toute décision doit être vérifiée, validée, appuyée par des participants, des personnes sourdes, donc on doit inclure des leaders de la communauté sourde dans les pratiques réflexives.Agir avec les personnes sourdes. Un exemple très simple. Je me souviens, à ma graduation, j'avais demandé la présence d'un interprète et le jour de la graduation, on m'a donné un interprète, mais à l'arrière de l'auditorium. Donc tous mes collègues étaient assis en avant et moi, je ne pouvais pas participer.Je ne pouvais pas m'asseoir avec eux parce que pour me donner une accessibilité, l'interprète ne devait pas déranger les autres. Normalement, l'interprète aurait dû être debout sur la scène afin que cela puisse être accessible pour moi, et pour que les personnes entendantes puissent voir que oui, il y a un interprète sur scène pour rendre tout cela accessible à une personne sourde.

On a voulu bien faire, c'est un petit détail, mais comment cette décision a-t-elle été prise ? Tout cela a un impact sur la prise de pouvoir. On appelle cela « l'empowerment ». L’empowerment, c'est s'assurer que tout le monde participe dans la prise de décision et que tout le monde puisse apporter son commentaire. Comme je le disais au début, cela prend de l'ouverture pour s'assurer d'aller vérifier auprès des personnes sourdes si ce qu'on a prévu est adéquat parce qu’on ne peut pas penser, deviner, comprendre pour les personnes sourdes. C’est une preuve d'humilité que les personnes se disent « OK, on a pensé faire cela pour toi. Est-ce que tu as une autre idée, est-ce que c'est adéquat? » Il faut agir avec les personnes sourdes et faire preuve d'humilité pour qu'on puisse évoluer ensemble et ne pas penser que l’on sait tout et que l’on sait quoi faire pour les personnes sourdes. Ceci, pour éviter les obstacles.

Également, toutes les décisions prises en lien avec ce que l’on voit dans les médias, dans les journaux, à la télévision, dans les entrevues, comment on présente les personnes sourdes, les personnes handicapées. Souvent, on les présente d’un point de vue négatif. On se dit : « C'est un sourd et muet. Il a été sauvé. Le petit garçon sourd et muet a été sauvé. »  Pourquoi dire sourd et muet aux nouvelles ? Ce n’est pas important dans la nouvelle qu’il soit sourd et muet. C’est une personne, cette personne, ce petit garçon a été sauvé. La discrimination est encore implicite. C’est une attitude qui doit être changée et ça, c'est difficile à casser, à changer. Mais plus je parle de cela, plus j'espère pouvoir y apporter des changements.

Margarida : Je suis certaine que oui et je suis complètement d'accord avec toi parce que c'est une chose d'écrire des politiques qui sont vraiment extraordinaires et de dire les mots justes, mais c'est une autre chose d'apporter l’être juste à cette situation, n'est-ce pas ?Ce sont vraiment des façons d'être, des façons d'accueillir de façon à ne pas porter atteinte à la dignité humaine, même si ce sont des gestes très inconscients, souvent. Donc, c'est vraiment d’un changement culturel dont on a besoin. Et c'est clair que les mots et les politiques vont nous aider, mais il faut aussi vraiment beaucoup de prises de conscience et de recherches comme celles que vous faites pour vraiment apporter un changement de paradigme, je dirais, pour la société majoritaire de personnes entendantes.

Suivant ce même thème, Daz, quels sont pour vous les éléments ou les risques à surveiller dans ce changement institutionnel ? Quand même, il y a une vague, je dirais, de pratiques et de politiques qui veulent mieux faire, mais est-ce qu'il y a des risques à surveiller ?

Darren (voix d’Yvan) : Une chose que je ne peux pas taire, c'est ce qu'on vit présentement. On parle d'urgence, ici. Depuis la pandémie, pour la première fois dans les points de presse en lien avec la pandémie, il y a la présence d'interprètes, en langue des signes québécoise, en American Sign Language au Canada, c'est du jamais vu. C’est super. Mais si ce n'était pas un lien avec la pandémie ? Pourquoi avoir décidé que certaines informations ne sont pas importantes et d'autres informations le sont ? Pourquoi uniquement pour la pandémie ?Par exemple, on voit en Ukraine, en Europe de l'Est, la guerre. On voit les conférences de presse du premier ministre, ses opinions, pourquoi n'y a-t-il pas la présence d'interprètes cette fois-ci ? C'est une guerre qui touche tout le monde, qui a un impact sur l'économie, sur le stress, sur les familles, sur les ami.e.s qu'on peut avoir en Europe de l'Est, et ce n'est plus nécessaire, la présence d'interprètes ? Comment peut-on en arriver à ce type de décision ?

Il y a des personnes sourdes qui vivent en Ukraine et qui n'ont pas accès aux alarmes, aux bruits des bombes, à ce qui se passe aux informations, à la radio. Comment arrimer l'information pour la rendre accessible à ces personnes sourdes ? L'Association des personnes sourdes d'Ukraine doit redoubler d'efforts, envoyer des textos pour donner le plus d'information possible aux membres de sa communauté. À Kiev, les trains quittent, il y a plusieurs personnes à la gare. Elles dépendent de l'information qu'elles reçoivent de façon audio. Il y a toutes sortes de personnes handicapées, mais pour les personnes sourdes, comment peuvent-elles être au courant de ce qui se dit ?

J'essaie de faire un lien aussi avec ce qui s’est passé en 2005 à Londres, en Angleterre, en juillet 2005. Vous vous souvenez de la bombe qui a explosé à Londres ? Je me souviens très bien, moi. Par pur hasard, je n'étais pas à Londres. J'avais une réunion dans une autre ville et je m'en allais en voiture par une belle journée ensoleillée, et ma mère me textait pour savoir comment j'allais. Ma mère ne vit pas à Londres et elle me disait : « Tu es à Londres, comment ça va ? » Je lui ai dit que je n’étais pas à Londres mais dans une autre ville, elle m’a dit : « Mon Dieu, tu es sain et sauf ! » Et moi, je lui demandais : « Pourquoi, qu'est-ce qui se passe ? »  Elle m’a dit qu’il y avait eu une bombe, mais moi, je n'avais pas eu accès à cette information-là, à la radio.

Imaginez les personnes sourdes dans les métros, s’il y a une panne d’électricité. Comment vont-elles faire pour communiquer s’il fait noir ? Il faut penser aux mesures d'urgence et aux façons de rendre l'information accessible en contexte de mesures d'urgence pour les personnes sourdes. On n'en est pas là encore. Ce n'est pas encore accessible et c'est un bon moment, un moment opportun pour réfléchir à cette question.

Margarida : Daz, ce sont des exemples extrêmement percutants que vous amenez et qui illustrent bien le changement qui est nécessaire sur le plan de l'inclusion, c'est clair. Merci pour cela.

Alors quelles seraient, selon vous, les meilleures pratiques qui produiraient vraiment des résultats positifs et concrets d'inclusion significative et je dirais, suivant vos exemples, de protection de la vie-même des personnes sourdes dans des contextes d'urgence, dans des contextes de pandémie ou de guerre, mais aussi dans la vie ordinaire dans nos institutions ?

Darren (voix d’Yvan) : Je peux dire une chose. Ne pas dépendre de solutions uniquement auditives ou sonores pour diffuser l'information. L'information sonore est un outil, mais n'est pas l'unique outil. Si l'information sonore est le seul moyen, on est devant un échec assuré pour les personnes sourdes, aussi pour les personnes qui ont manqué l'information auditive ou qui n'ont pas eu accès à l'information sonore. Ici, au Canada, au Québec, lorsqu'il y a une alerte Amber, lorsqu'un enfant a été enlevé, kidnappé, tout le monde reçoit l'information visuelle sur son téléphone cellulaire.

Donc, tout le monde a eu accès à l'information de façon simultanée. Ça, c'est une bonne pratique. Mais si on parle de crise institutionnelle, admettons une alarme pour le feu dans un édifice quelconque, quelqu'un a une arme à feu dans une école, peu importe, on ne peut attendre de voir le monde partir en courant, qui panique, pour ensuite se dire qu'il faut sortir ! On est à la remorque finalement, des personnes entendantes. Il faut éviter cela. Donc à la base, c’est ce qui peut faire la différence entre la vie et la mort.

Margarida :  Tout à fait. Et vraiment, l’importance de ne pas prendre comme norme les capacités auditives dans des situations comme celles-là et que ce soit vraiment présent pour tout le monde impliqué dans la gestion de ces situations, à travers des formations, à travers l'éducation, à travers la sensibilisation, ça me semble des pratiques absolument essentielles. Donc, merci pour ces exemples, pour ces pratiques.

Daz, j'aimerais vous inviter à un exercice d'imagination. Je dis souvent dans ces conversations que je pense que l'imagination devient un outil essentiel dans un contexte où on a un monde à reconstruire, avec tout ce que nous sommes en train d'apprendre sur nos propres angles morts par rapport à la diversité, à la valorisation de la différence, à l'inclusion.

Si l’on imagine un avenir dans lequel une culture de respect de la diversité et de l'inclusion des personnes sourdes et malentendantes est en fait accompli, c’est fait, c'est réussi. De quoi cela aurait-il l'air ? En d'autres mots, quelles formes de reconnaissance qui valorisent l'être sourd et l'expérience sourde devraient faire partie d'un avenir à construire ?

Darren (voix d’Yvan) : Lorsqu'on parle d'imagination, permettez-moi de faire un lien avec quelque chose qui s'est passé il y a moins d'un mois dans ma vie. Il y a un parti politique provincial qui offre des services d'interprétation en langue des signes québécoise à ses membres.Lorsqu'il y a des réunions d'association pour voter pour des délégué.e.s, si vous avez besoin d'un interprète en langue des signes, il s’agit d’aviser. C'est la première fois de ma vie que dans un parti politique au niveau local, on offre des services en langue des signes. Alors bon, c'est une participation Zoom,tous les membres se saluent et c’est la première fois de ma vie que je peux participer à un événement local – et j'insiste, local, je ne parle pas de national – où on m'offre une accessibilité en langue des signes. Donc, je pouvais suivre les conversations grâce à l'interprète et tout le monde pouvait poser des questions avant le vote d'acceptation du délégué en question, alors moi, je voulais poser des questions. Plusieurs questions, parce que je n'avais jamais eu la chance de pouvoir poser ce type de questions. J'ai pu participer au vote avec une connaissance pleine et entière de par les informations qui m'ont été transmises de façon accessible. C'était un vote qui reflétait mes profondes convictions. Mais pour ce qui est des autres partis politiques, c'est inexistant. Je n'ai jamais vu ça.

Cela, dans ma conception, c'est ce que doit être la société du futur. Si vous avez besoin, avisez-nous, nous pouvons vous offrir un service accessible au moyen d’un interprète en langue des signes. J'en ai presque pleuré. Donc, dans mon monde idéal, pouvoir poser des questions, critiquer des politiques, débattre de politique dans une langue de référence, ce n'est pas ma langue maternelle, la langue des signes québécoise, mais c'est une langue de référence dans ma vie de tous les jours. Ça, c’est essentiel. Cela a permis également aux membres et à la société de bénéficier de mon apport. Et j'espère que ce n'est qu'un début, un premier pas vers quelque chose de plus grandiose.

Margarida : Daz, merci infiniment. Encore une fois, cette expérience m'a permis, nous a permis, je pense, de prendre la mesure de l'importance des pratiques sérieuses et profondes d'inclusion qui permettent la participation pleine. Vous venez de le dire, ce sont des questions de vie ou de mort, ce sont des questions d'être en sécurité ou de ne pas être en sécurité, de pouvoir voter de façon informée ou de ne pas voter de façon informée.Donc, ce n’est rien d’un luxe. Ce sont des droits fondamentaux, des besoins essentiels, et je pense que cette conversation a été extrêmement lucide, importante et transformatrice pour mieux comprendre les besoins, les droits et la richesse finalement, de l’expérience sourde et de l'importance de la prendre en considération.

Alors, je vous remercie infiniment. C'était un grand plaisir pour moi d'être ici en conversation et on va se revoir bientôt, j'espère.

Darren (voix d’Yvan) : Merci beaucoup pour cette occasion.