Épisode #10 - Conscience des autres : appliquer l’intelligence émotionnelle pour percevoir les sentiments et les attitudes de la société

 

Animatrice : Sophie Thériault

Invités : Emmanuel Kattan et Xavier Gravend-Tirole

 

Résumé

Dans cet épisode à caractère philosophique et humaniste, le théologien Xavier Gravend-Tirole et l’auteur Emmanuel Kattan explorent des pistes communicationnelles à la recherche de la vérité et du consensus. Ils réfléchissent à la manière dont on peut demeurer au diapason de nos congénères par le dialogue, malgré les préjugés, le durcissement ou la superficialité des positions et la fragmentation des sources d’information.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Eliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Cet épisode portera sur la thématique de la conscience des autres et plus spécifiquement, sur l'utilisation de son intelligence émotionnelle pour percevoir et pour comprendre sans parti pris, les sentiments, attitudes, croyances, valeurs, perspective et expériences des autres, tout en restant attentifs à ses préjugés conscients ou inconscients. Pour en discuter, nous accueillons deux membres de notre communauté qui se démarquent au travers de leur travail, leur expérience, par leur capacité à appréhender les autres avec ouverture et par leur grande réflexivité.

Emmanuel Kattan, mentor 2021 de la Fondation, est un philosophe et romancier de grande renommée. Il est le directeur du programme Alliance, une initiative académique innovante entre l'Université de Columbia et trois grands établissements d'enseignement supérieur français : l'École polytechnique, Sciences Po et l'Université Paris I Panthéon- Sorbonne.

Il était auparavant directeur du British Council à New York, où il supervisait des programmes de collaboration universitaire. Au British Council, Emmanuel était conseiller principal à l'engagement avec les communautés universitaires. Il a également occupé des postes de direction au Secrétariat du Commonwealth et à la Délégation du Québec à Londres, où il était responsable des programmes de relations universitaires. Il est l'auteur de quatre livres, un essai sur la politique de la mémoire et trois romans. 

Xavier Gravend-Tirole, boursier 2008 de la Fondation, est théologien, chercheur et aumônier dans les universités. Dans le cas de la thèse de doctorat qu'il a accomplie en co-tutelle à l'Université de Montréal et à l'Université de Lausanne, il s'est interrogé quant à savoir comment le métissage peut devenir une catégorie théologique féconde pour penser l'identité, le rapport à l'autre et le pluralisme religieux. Xavier se trouve régulièrement appelé à intervenir dans l'espace public, comme chroniqueur dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. Il a commenté certains événements religieux et a prononcé des conférences sur les rapports entre religion, culture et société. Il est l'auteur de nombreuses publications en théologie et en sciences des religions. 

Emmanuel Kattan, Xavier Gravend-Tirole, merci d'être avec nous. Tout d'abord, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur de votre travail ? En commençant par Emmanuel Kattan.

Emmanuel Kattan
Merci beaucoup, et ravi d'être parmi vous aujourd'hui. Alors je dirai brièvement dans le cadre de mon travail actuel, dans le cadre donc, de mon travail à l'Université Columbia et du programme Alliance, la communication agit à deux niveaux. Le premier, c'est au niveau des partenariats et le deuxième, au niveau de l'enseignement. Effectivement, quand on développe un partenariat, quand on décide de travailler avec d'autres, avec d'autres institutions, mais surtout avec d'autres individus, d'autres collègues, eh bien, l'idée, évidemment, c'est d'agir de manière plus efficace en renforçant les talents, les savoirs, les savoir-faire de différentes institutions qui sont complémentaires. Ce qui est essentiel à mon sens dans le dialogue qu'on développe avec un partenaire, c'est d'écouter. Donc, communiquer pour moi, c'est d'abord écouter, c'est comprendre ce que l'autre a à contribuer. Dans un deuxième temps, essayer de le convaincre, de la convaincre, que ce que nous avons à apporter pourra aussi être bénéfique à son propre travail, à l'institution qu'il ou elle dirige. 

Et puis deuxièmement, dans le cadre de l'enseignement, la communication est aussi essentielle et de la même manière, je dirais, enseigner, c'est d'abord écouter.
C'est d'abord comprendre qui est notre interlocuteur, quels sont ses intérêts, quelles sont ses passions, les buts qu'il ou elle se donne et c'est ensuite adapter le contenu de notre propre parole à cette personne, à ce groupe, à cette communauté en tenant compte de la manière dont ils pensent et dont ils voient le monde de façon à ce qu'on puisse développer un espace commun de dialogue.

Sophie
Merci. Xavier. 

Xavier Gravend-Tirole
Bonjour, bonjour, ravi d'être avec vous aujourd'hui. D'abord, j'aurais envie de commencer par une petite boutade qui n'est pas vraiment une boutade, parce que c'est complètement professionnel, ce que je vais dire. Mais le théologien travaille la communication et la communication de Dieu pour commencer. Le théologien essaie de comprendre comment Dieu se communique au monde, comment Dieu parle. On a cette expression qui est très utilisée : « parole de Dieu ». Mais comment la comprendre ? Qu'est-ce qu'Il est ? Et donc voilà, c'est un peu une boutade. Ce n'est évidemment pas ce dont on va parler aujourd'hui, mais pour moi, la communication par rapport à mes études, ça commence par là.

Ensuite, plus concrètement, aujourd'hui communiquer… j'aime beaucoup ce que dit Emmanuel à l'instant et j'ai envie d'ajouter, c’est écouter. Et puis, c'est s'écouter soi- même. Communiquer, c'est aussi être capable d'entendre en soi ce qui se passe pour pouvoir être capable de communiquer ou de dire à l'autre aussi ce qu'on est ou de recevoir ce que l'autre nous dit à partir d'une réalité qu'on dirait plus personnelle. J'accompagne des étudiants et des fois, je joue un peu un rôle de psychologue ou en tous cas, d'accompagnant spirituel. Et dans ces cas-là, enfin, j'ai besoin d'écouter mes propres émotions, d'écouter ce qui se passe en moi pour pouvoir rejoindre la personne dans ses propres émotions. On va en reparler, certainement, mais la question de l'empathie, c'est justement d'entrer dans ce cœur à cœur finalement, entre soi et l'autre. Et donc, il y a aussi un geste de communication qui est moins mentalisé, qui est moins au niveau cérébral mais qui fait partie de cette communication de cœur à cœur.

Sophie
La prochaine question portera justement sur la communication, sur ses formes. Donc avez-vous observé une évolution, un changement de la communication dans notre société, quel que soit le secteur ? Et quelle est l'importance de la communication et du partage du savoir dans une société de plus en plus polarisée ?

Emmanuel
Alors évidemment, aujourd'hui, on assiste à une forme d'explosion de la communication, en partie en raison des développements technologiques et particulièrement des réseaux sociaux. C'est évidemment un progrès positif puisqu’aujourd'hui, on est en mesure de communiquer en principe, en théorie, avec n'importe qui un peu partout sur la planète. On peut s'informer aussi d'une manière qui est augmentée par les réseaux sociaux et par l'accès à l'information en ligne. Mais il y a aussi, bien entendu, des effets pervers qu’on connaît tous. L'un d'eux, en particulier, que je tiens à rappeler est celui du privilège qu'on a tendance à donner à l'opinion sur le savoir. Dès qu'on a une opinion, il faut l'exprimer. Et ce qui me semble problématique, c'est que plus l'opinion est chargée d'émotions, plus elle paraît légitime. Plus on se met en colère. En d'autres termes, plus on a raison, en tout cas en apparence. Et c'est ça, à mon sens, qui rend aujourd'hui le dialogue très problématique. Et on le voit par exemple avec la crise sanitaire; on est tous devenus soudain des spécialistes en épidémiologie. Dès qu'il y a un ouragan, tout le monde devient spécialiste en théorie du climat. Et ce que je vois de dangereux, c'est cette dévaluation du savoir qui, par définition, est nuancé, complexe, difficile justement à communiquer dans toutes ses nuances.

Et cette dévaluation arrive au profit de l'opinion qui, elle, semble toujours claire, claironnante, tranchante, convaincante. Et c'est d'autant plus problématique que ça rend le rapport avec l'autre... D'abord, ça biaise le rapport avec l'autre. Ça crée une distorsion dans notre rapport avec l'autre. Et puis il y a aussi cette facilité qu'apportent les réseaux sociaux de catégoriser l'autre et de le voir immédiatement, non pas en tant qu'individu, mais en tant que membre d'un groupe, d'une communauté. Et ça, c'est le début du préjugé. Le début du préjugé, c'est de rencontrer l'autre, non pas comme une personne individuelle, mais comme membre d'un groupe auquel, d'après notre propre histoire, notre propre vécu, on va prêter des attributs qu'on pense être ceux du groupe tout entier. Ça peut être des attributs positifs. Dans certains cas, on peut avoir des préjugés positifs à l'endroit d'une certaine communauté, d'un certain groupe. Mais c'est aussi souvent, malheureusement, des préjugés négatifs. Et donc, je dirais le défi pour la communication, c'est de briser cette manière de penser et je dirais qu’il y a essentiellement deux moyens pour faire ça. Ce n'est pas facile évidemment, mais il y a des moyens, il me semble, au moins pour faire cela.

Le premier, c'est de développer des rapports directs avec l'autre et des rapports d'amitié essentiellement. Je crois que l'école à ce niveau-là joue un rôle essentiel en permettant justement le rapport direct à l'autre et la formation de liens d'amitié qui vont durer toute une vie et qui permettent de désamorcer le préjugé. Le deuxième moyen, c'est la culture. Quand on rencontre une autre culture, eh bien, on rencontre des individus et pas un groupe. On va au-delà du préjugé. L’art, la littérature, les récits nous forcent à voir en l'autre ce qui le distingue et ce qui le rend unique, et donc, nous forcent finalement à dépasser les clichés pour essayer de comprendre un groupe et des individus de l'intérieur, comment ils vivent et comment ils envisagent l'avenir. Et c'est une manière aussi évidemment, de créer du commun avec les autres.

Xavier
Moi, j'observe deux choses par rapport à la communication aujourd'hui et surtout avec les réseaux sociaux. Peut-être que je le thématiserais positivement en solidarité, et négativement en fragmentation. Je m'explique. Donc, positivement, c'est de pouvoir déjà partager des expériences à travers les continents, de voir par exemple les peuples indigènes d’à travers le monde, de pouvoir beaucoup mieux communiquer les uns avec les autres. Pour les gens qui sont impliqués en écologie, pareil… Enfin, sur n'importe quel dossier, il y a une mutualisation du savoir et il y a une force comme ça de réseaux de socialisation qui dépassent les frontières physiques, qui est assez formidable avec malheureusement les excès ou les travers que Emmanuel a très bien expliqués au niveau du savoir, au niveau d'une dégradation, où tout le monde se pense finalement épidémiologiste, climatologue ou je ne sais pas quoi, et là, c'est un danger.
Mais cette communalisation, cette solidarité est très forte et ça, au niveau des communications, pour moi, c'est un fait nouveau des dix, quinze ou vingt dernières années. En revanche aussi, depuis les dix, quinze, vingt dernières années, cette fragmentation… D'abord au niveau du regard, il y a tellement de choses à voir.
Moi, je sais que pour ma thèse, c'était terrible de voir à quel point il y avait des articles écrits partout. Et puis, on n’a plus juste la bibliothèque de notre université ou l'autre de l'université d'à côté, à visiter avec les petites fiches et tout ça. On va sur Kern, sur GStore On n’est plus sûr de pouvoir s’en sortir. On aboutit je ne sais où. Et c'est dingue, l'information.

Et du coup, je parle de fragmentation mais d'éclatement et on ne sait plus par où commencer. Enfin, moi, ça me donne le tournis et je pense que je ne suis pas le seul à avoir ce tournis-là. Donc il y a cette fragmentation, disons déjà intellectuelle. Mais après, il y a une fragmentation plus existentielle, spirituelle qui, moi, m'inquiète aussi beaucoup. De voir que finalement, comment on tient le cap, comment, avec ces réseaux sociaux, il y a toute cette psychologie du comportement aussi qui arrive. Et je le reconnais très volontiers, très humblement, je suis scotché sur mon téléphone par moments alors que je n'en ai pas besoin, mais j'ai des comportements addictifs avec mon téléphone. Je mets au défi de savoir qui n'en a pas eu… Ou qui n’en ont plus… Moi, mon premier iPhone, c’était le 3gs. J'étais ravi de l'avoir, mais je me disais : « C'est la liberté, c'est la libération du laptop, ça va être moins lourd dans mon sac à dos. » (Rire) Et puis finalement, mais quel poids, quel boulet ! Parce que voilà, il y a ce comportement addictif et puis ce comportement d'éclatement encore, où notre attention est partout. Et moi, je vois aujourd'hui les étudiants comment c'est tellement difficile de les garder dix, quinze, vingt minutes juste concentrés sur un sujet.

Je ne sais plus qui a écrit cet article… Un ancien PhD de Harvard, qui est en histoire, il avait énormément lu, un historien. Il se rendait compte qu’en deux ans, il n'arrivait plus... Son attention a été complètement fragmentée. Et ça, au niveau de la communication, c'est vraiment un gros problème parce que finalement, est-ce qu'on est en superficialité ? Ou est ce qu'on entre quelque part… Enfin, il y a tous ces enjeux. La question est celle de la communication. Comment finalement, on se connecte à son moi profond ? Et puis qu'est-ce qu'on veut dire à l'autre et comment on le partage plutôt que d'être constamment éclaté en mille morceaux dans nos sujets ?

Emmanuel
J'aimerais rebondir, peut-être si je peux, très rapidement sur une chose que disait Xavier qui me semble très juste. C'est cette espèce d’effarement, de sidération devant l'amplitude de l'information à laquelle on a accès. Et moi, je trouve que ce qui me semble un défi pour les nouvelles générations en particulier, c'est de devenir justement beaucoup plus discernant par rapport à l'information qu'ils et elles consomment. Xavier parlait du moment où il faisait sa thèse de doctorat. Et c'est vrai, on avait accès soudain à une espèce d'explosion d'information. Mais on était encore dans un temps, dans un monde où il y avait déjà une sorte de présélection. On était beaucoup plus en mesure d'évaluer la valeur et la validité d'une information qu'aujourd'hui.
Aujourd'hui, tout se présente sur un écran. Tout est d'une certaine façon, laminé finalement. Et les capacités de discernement et de choix sont beaucoup plus importantes. Aujourd'hui, pour les jeunes, pour la génération Z, etc., c'est choisir. Communiquer, c'est choisir et choisir avec discernement. Et ça, je trouve que c'est un défi énorme parce que pour pouvoir choisir, il faut être formé. Il faut se connaître un peu soi-même. Il faut avoir un peu un rapport d'intimité avec soi, rapport d'intimité qui doit passer, disons, par une sorte de réflexion intérieure à l'abri et à l'extérieur des réseaux sociaux.

Sophie
Merci beaucoup. Vous avez déjà évoqué la thématique de l'intelligence émotionnelle, par vos réponses. Ma prochaine question va peut-être vous amener à approfondir davantage. Quel type de compétences, d'actions, de situations, d'attitudes, d'environnements ou de divers aspects de l'intelligence émotionnelle peut-il permettre d'échanger avec conscience ? 

Xavier
Si je peux commencer ? Pour moi, le premier enjeu, c'est d'être capable de savoir justement de quelle émotion il s'agit à l'intérieur de soi. Enfin, moi, j'ai beaucoup été marqué par tout ce qui est communication non violente et les émotions pour comprendre nos besoins. Les émotions sont d'excellents indicateurs.
Si je suis en colère, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que cette alarme qui sonne ? C'est un besoin de justice, éventuellement, le besoin de justice. Je me mets en colère avec mon partenaire parce que je ne me sens pas écouté. De comprendre que je suis en colère et pas juste penser que c'est la colère, parce que c'est l'autre qui… Mais j'ai besoin d'être écouté. Le besoin de la peur, c'est le besoin d'être sécurisé. Le désespoir, c'est le besoin d'avoir confiance. La tristesse, c’est le besoin d'attachement. La joie, c'est aussi un besoin d'attachement. Mais bref, de pouvoir décoder en nous ces questions-là des émotions pour ensuite être capable de se connecter à nos besoins, pour finalement être dans une relation à l'autre qui est vraiment la plus authentique qui soit.

Emmanuel
Je suis entièrement d'accord et je crois qu’on a tendance souvent à sous-estimer l'importance de l'émotion dans la communication, mais aussi dans la formation et la constitution du savoir. Et je pense que ce vers quoi pointe aussi Xavier dans ce qu'il dit, c'est l'importance finalement de s'exposer dans la communication avec l'autre.
Je pense que pour être authentique justement, comme tu le dis, il faut aussi être prêt à prendre des risques. Il faut prendre le risque d'abord de se dire, de se révéler, d'aller chercher très loin en soi, ce qui n'est pas toujours apparent dans le dialogue et dans la manière dont nous interagissons avec les autres parce que justement, en allant chercher ce qu'il y a de plus difficile finalement à dire, eh bien, c'est ainsi que l'autre va être amené à faire pareil et qu’un lien fort va pouvoir se créer. Je pense qu'il faut prendre le risque aussi de se voir transformé par l'autre. 

Souvent, on engage un dialogue en voulant convaincre, on cherche à faire bonne impression. On cherche à promouvoir nos propres idées, notre propre manière de voir le monde. C'est tout à fait naturel. Je pense qu'un dialogue authentique requiert de nous aussi la possibilité d'être changé. Il faut être prêt à accueillir ce changement. Il faut finalement accepter que nous ne sachions pas tout et que l'autre a quelque chose aussi à nous apprendre, qu'il a un point de vue unique sur le monde, une conscience qui lui est propre. Donc, finalement communiquer, c'est aussi, dans cette mesure, être modeste d'une certaine façon, faire preuve de curiosité, vis-à-vis de l'autre.

Sophie
Donc, dans le cadre de ce dialogue, on l’a évoqué, les échanges sont de plus en plus polarisés. Comment peut-on préserver la relation avec l'autre, dans le désaccord, et parfois des désaccords profonds ?

Xavier
Comme le disait très bien Emmanuel tout à l'heure, c'est de rester en lien avec la personne, de ne pas assujettir la personne ni à un groupe, ni à son appartenance, ni à une idéologie, quelle qu'elle soit, mais de conserver cette altérité. De reconnaître l'altérité de l'autre qui fait que je ne peux pas la posséder. Je ne peux pas la mettre dans un cadre, dans une boîte, et toujours – pour faire du pouce sur ce que vient de dire Emmanuel – se laisser transformer par l'autre, c'est justement être capable de se remettre en question par rapport à ce qui s'échange.

Moi, dans le dialogue interreligieux, pour ma thèse, dans ce que j'étudiais finalement, est-ce qu'un chrétien qui pense avoir la vérité absolue, est-ce qu'il possède cette vérité ? Pour ma thèse, ce qui m'a beaucoup impressionné, c'est le rapport de la vérité chez les croyants. Et déjà, d'abord chez les chrétiens. Comment les chrétiens peuvent dire « j'ai la vérité » et en le disant, exclure l'autre, ne plus être en contact avec l'autre. Ce que disait tout à l'heure Emmanuel me paraît fondamental, se laisser transformer par la vérité de l'autre. Qu'est-ce qu'il peut m'apporter ? Finalement, ce n'est pas que j'aie la vérité. D'un point de vue théologique, je pense que c'est faux. C’est plutôt : « Je marche dans la vérité », ou « J'ai accès à la vérité, mais je ne suis pas Dieu. » Il y a que Dieu qui possède la vérité. Dire avoir la vérité, c'est complètement fou. Mais pourtant, il y a beaucoup de croyants qui disent ça. « Si j'ai raison, tu as tort. » Ça ne marche pas. Mais donc, si je me dis plutôt d'un point de vue personnaliste : « Je suis dans la vérité. Je marche dans la vérité. Je cherche la vérité. », c'est elle qui me possède, c'est elle qui m'accueille, c'est vers elle que je me dirige. L'autre peut être un compagnon. Et même si ce compagnon peut m'énerver, même si on parle de conflit, même si je suis en désaccord, si je suis avec quelqu'un qui a d'autres croyances, il peut quand même me révéler des aspects de cette vérité qui sont autres. Et donc voilà, fondamentalement, c'est de se rencontrer comme personnes, comme personnes qui ne disposons pas de la vérité mais qui recevons la vérité qui nous dépasse et comment, ensemble on, on s'accompagne vers une vérité plus grande.

Emmanuel
Tout à fait. Je dirais simplement pour rebondir sur ce que dit Xavier, très justement, et avec beaucoup d'éloquence aussi, dans notre société, ce qui me paraît essentiel, c'est de pouvoir accepter les désaccords. Et pour pouvoir accepter le désaccord, il faut qu'il y ait quelque part une sorte de terrain d'entente sur lequel on puisse rebondir.
On ne va pas s'entendre sur tout, c’est clair. Les enjeux auquel on fait face aujourd'hui, qu'il s'agisse du contrôle des armes à feu... Je parle évidemment depuis une perspective américaine, mais parlons par exemple de la question du changement climatique. Parlons de la vaccination. Il y a des désaccords au sein de la société qui ne seront pas surmontés, il faut l'accepter. Mais il faut aussi accepter que, avec nos concitoyens, nous puissions engager quand même un dialogue. Nous puissions chercher ensemble dans un échange, des points sur lesquels on puisse se mettre d'accord et continuer finalement un échange dans un effort commun d'améliorer notre société, d'améliorer la cohabitation entre les citoyens d'une même ville et d'un même pays.

Et donc, je pense que c'est cet effort de bonne volonté aussi, qui est absolument essentiel. C'est de tenir pour acquis qu’en l'autre, on va toujours trouver potentiellement un point de rencontre. Malgré tous nos désaccords, il y aura, si on s'engage dans le dialogue, on finira par trouver, je ne sais pas moi, des films qu'on aime, des œuvres d'art qui nous attirent. On trouvera des intérêts communs, que ce soient les randonnées en montagne ou autre chose. Mais il faut avoir… Il faut garder cet espoir finalement de trouver en l'autre le commun, parce qu'autrement, je pense qu'on arrivera… Si on pense uniquement aux enjeux qui nous divisent et à la nécessité de les surmonter, eh bien, on est dans une logique complètement binaire et finalement, on n'arrivera pas à trouver le commun, le socle qui nous permet de vivre ensemble.

Xavier
Et si je peux juste rajouter là-dessus, c'est fondamental sur deux niveaux.
Le socle pour vivre ensemble au niveau des familles politiques par exemple. On voyait qu'aujourd'hui typiquement, aux États-Unis, comment les démocrates et les républicains n'arrivent pas à s'entendre sur les mêmes faits alors qu’on voit que pour faire la paix, c'est précisément ça. Comment Allemands et Français, après la Deuxième Guerre mondiale, ont pu faire la paix ? C'est en se mettant d'accord sur les livres d'histoire communs sur la Deuxième Guerre mondiale. Si Israël et la Palestine n'arrivent pas à faire la paix, c'est qu'ils n'arrivent pas à faire la paix aussi sur leur histoire. Pareil, entre l'Inde et le Pakistan.

Enfin, voilà ce socle commun, comment on arrive à l'identifier. Et là, il y a des enjeux épistémologiques majeurs. Maintenant sur un autre niveau, plus familial. Comment je fais pour rester en lien avec mon oncle ou avec un cousin avec lequel je n'ai pas du tout… Mais justement là, on revient à cette intelligence émotionnelle. Comment j'arrive à me connecter de cœur à cœur, comment j'arrive à me connecter au niveau des émotions de l'autre ? Qu'est-ce qui te fait peur ? Qu'est-ce qui t’intrigue ? Quelles sont tes aspirations ? Quel sens tu donnes à ça ? Et ne plus débattre des faits concrets, mais essayer de rencontrer la personne dans sa manière d'appréhender ces faits, dans son mode interprétatif, si on peut dire. Comment cette personne se place dans la vie et qu'est-ce qui la fait vivre ? Parce que finalement, on est sur un dossier où un deuxième dossier, mais notre vie humaine, elle est beaucoup plus large que ces questions-là. Et donc, comment rencontrer la personne au-delà de ces dossiers sur lesquels on n'arrive pas à trancher parce qu'on est, entre guillemets, de deux bords différents ?

Sophie
Merci pour vos propos qui sont vraiment très sages. Alors pour terminer, avez-vous un livre, un article, une vidéo, un balado, un autre média qui a influencé votre point de vue et que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Xavier
J’en ai deux ou trois. Un balado qui m'a beaucoup plu, c’est Isâ Padovani qui fait un podcast sur Rester en lien quand on est en crise entre deux personnes. Et elle, c'est une spécialiste de la communication non violente. Ce balado m’a beaucoup parlé. 
Certains balados aussi, en fait des livres, de Thomas d'Ansembourg, qui est un excellent vulgarisateur sur la communication non violente. Et puis, si je peux proposer pour les jeunes parents, moi, un livre qui… enfin des livres qui m'ont beaucoup aidé, c'est les livres d’Isabelle Filliozat, qui est une des pionnières de l'intelligence émotionnelle avec les enfants. Et donc, comment accompagner les crises des enfants de manière positive, de manière empathique, bienveillante et de voir derrière. Aujourd'hui, on a toutes les études neurologiques qui montrent qu’un enfant ne fait pas de caprice avant 2 ans. Quand un enfant pleure, ce n’est pas des caprices, c'est autre chose qui se passe et comment nous, parents, pouvons accueillir les besoins de cet enfant. Ça nous demande aussi de travailler sur nos propres émotions. Qu'est-ce qui se passe ? Comment l’accueillir ? Il y a un livre, par exemple, Il n'y a pas de parent parfait, qui est très intéressant là-dessus.

Emmanuel
Je recommande à tout le monde de lire Le Petit Prince parce que c'est un livre qui m'a formé et que j'adore. C'est un peu banal. Alors, je proposerai peut-être un autre livre qui s'appelle My Friend Fox, d'une autrice australienne qui s'appelle Heidi Everett, et qui est inspiré justement du Petit Prince. Alors, en deux mots, c'est l'histoire de cette femme qui raconte sa vie. Elle est aux prises depuis un très jeune âge avec la dépression. Elle s'isole. Elle décide d'aller vivre seule dans une maison, au fond des bois. Et puis, un beau jour, elle aperçoit un renard, justement, au fond de son jardin. Dès qu'elle s'approche, évidemment, le renard s'enfuit. Le lendemain, il revient et peu à peu, elle va l'apprivoiser. Un peu comme l’aviateur, comme Saint-Exupéry, plutôt comme le Petit Prince dans le livre de Saint-Exupéry. Et puis un dialogue silencieux va s'installer entre eux. Elle se sent peu à peu apaisée par la présence du renard. Elle a le sentiment qu’une partie de sa propre vie se transporte en lui. Il y a du courant qui passe. Ils ont peu de choses en partage finalement. Mais pendant ces moments où ils sont ensemble, il y a une histoire qui se développe. Et ce que j'ai trouvé très émouvant dans ce livre, c'est évidemment la manière dont elle appréhende les enjeux de santé mentale auxquels elle fait face. Mais aussi comment, grâce à cette communication silencieuse avec un animal qui devient son ami, elle se réconcilie avec elle-même. Et elle trouve finalement, grâce à cette relation, la force de retourner vers le monde des humains. Ça s'appelle My Friend Fox et c'est de Heidi Everett.

Sophie
Merci beaucoup.

Emmanuel
Merci, merci à tous et à toutes, bonne fin de journée.

Xavier
Merci. C’était un très, très grand plaisir.