Épisode #12 - Collaboration : développer une vision claire du leadership, s’ouvrant à de nouvelles possibilités

 

Animatrice : Sophie Thériault

Invités : Caroline Allard et Patrice Sauvé

 

Résumé

La scénariste et enseignante Caroline Allard et le réalisateur Patrice Sauvé discutent de collaboration et de co-création fructueuses dans ce balado intitulé « Collaboration : développer une vision claire du leadership, s’ouvrant à de nouvelles possibilités ». En accueillant et en impulsant les interventions de leurs collègues – toutes catégories confondues – en faisant preuve d’ouverture et en faisant fi de la hiérarchie, ces deux professionnels de l’industrie télévisuelle cherchent à conserver l’authenticité et la pertinence de leurs productions artistiques.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Elliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Il me fait plaisir aux fins de cet épisode sur la thématique Cocréation, élaborer une vision claire du leadership en étant ouvert aux nouvelles possibilités, d'échanger avec deux membres de la communauté qui, au travers de leurs carrières respectives dans divers milieux du monde artistique, possèdent de riches expériences en lien avec la cocréation, le potentiel qu'elle recèle et ses défis.

Caroline Allard, boursière 2003 de la Fondation, est une auteure et scénariste reconnue. Elle a signé en 2007 Les Chroniques d'une mère indigne, livre dont le succès fulgurant s'est traduit par son adaptation en websérie. Caroline Allard s'est ensuite fait connaître par de nombreuses publications destinées à divers lectorats, y compris livres illustrés, romans, bandes dessinées et albums jeunesse. Depuis 2011, elle collabore à la scénarisation de plusieurs séries télé et webséries, dont plusieurs de grande envergure. Elle a, de plus, animé des séries documentaires et chroniques à la radio et à la télévision. Caroline Allard enseigne aussi à l'École nationale de l'humour du Québec.

Patrice Sauvé, mentor 2020 de la Fondation, est un réalisateur et maître de l'art visuel, connu pour son audace. Après des études cinématographiques à l'Université Concordia, il a élargi ses horizons en travaillant à des émissions culturelles, des magazines d'affaires publiques et des documentaires. Cependant, c'est en 2001 qu'il a trouvé sa véritable voie grâce à la série culte La vie, la vie, qui a reçu à deux reprises le prix Gémeaux pour la meilleure réalisation dans une série dramatique. Il a ensuite réalisé plusieurs autres séries acclamées par le public et la critique, qui ont été récompensées par des prix prestigieux. Il a, de plus, réalisé plusieurs longs métrages.

Caroline Allard, Patrice Sauvé, merci beaucoup d'être avec nous aujourd'hui. 
Pour commencer d'abord, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec la thématique de cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu plus de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur de votre travail ?

Caroline Allard
Je suis avant tout une créatrice. En fait, c'est comme ça que je me perçois. Mais on m'a déjà dit : « Caroline, tu es une communicatrice. » Donc pour moi, les deux éléments sont liés et se liaient sans même que je m'en rende compte. Puis effectivement, je suis dans la création parce que je suis scénariste, je suis auteure.
Mais je suis dans le partage de connaissances aussi en enseignant, même en parlant de mes œuvres aussi, de mes livres, des séries sur lesquelles je travaille, il y a un travail de communication qui se fait à ce niveau-là. Je pense que c'est quelque chose dans lequel je me sens autant à l'aise, sinon plus des fois, que dans la création.

En enseignant à l'École de l'humour, notamment à mes groupes d'élèves qui sont des groupes d'auteurs et autrices, je me retrouve vraiment à faire le pont entre la création et la communication parce que c'est des étudiants qui sont des créateurs déjà et qui veulent devenir des créateurs professionnels. Je suis arrivée à l'École de l'humour, dans une perspective de transmission de connaissances, c'est-à-dire j'ai un cursus de matière à donner. Et puis ça fait quand même sept ou huit ans que j'enseigne à l'École. Plus ça va, plus je demande qu'on mette plus de séances à mes cours, même si j'ai la même matière à donner parce que je me rends compte que la communication va dans les deux sens. Quand je commence mes cours, maintenant, je parle toujours de mon métier. Je leur parle de comment s’est déroulée ma dernière semaine. Qu'est-ce que j'ai fait ? Comment je me sentais ? Qu'est-ce qui a bien été ? Qu'est-ce qui a mal été ? Je pense que dans la balance des choses, c'est sûr que ma matière est importante, mais que ce qu'on vit comme créateur est important autant sinon plus pour des étudiants, pour l'espèce de portrait global, de ce dans quoi ils s'embarquent, et donc, j'ai pris une ligne, une ligne particulière. Si ça ne répond pas tout à fait à ta question, tu me ramèneras.

Sophie
C’est très bien, merci.  

Patrice
C'est sûr que je me retrouve comme réalisateur dans l'étape qui suit celle de Caroline quelque part. Je suis donc un interprète sensible, une espèce de courroie de transmission entre le texte et l'œuvre audiovisuelle et bien sûr, la communication avec le public. On raconte des histoires pour qu'elles soient regardées, entendues, appréciées, qu'on les rit, qu’on les pleure. Mon travail à moi est dans ce grand axe, de partir de l'idée initiale du texte et la valeur singulière du texte et essayer de lui faire justice et de l'incarner pour qu'elle se rende au bout du compte devant un million de personnes ce soir ou dans votre salon à « binge watcher » une série à travers ce processus de communication plus large de transmission d'un savoir qui est, dans mon cas, de raconter des histoires, donc partir d'une histoire papier. Mais il y a tout un processus qui est de l'incarnation et cette incarnation-là ne se fait pas tout seul. Je ne suis pas… Je suis réalisateur et donc je commande, entre guillemets, mais je demande et je collabore avec une multitude de personnes qui doivent m'aider à rendre réel ce texte-là pour qu'au bout du compte, il soit visible et audible pour le public. Donc la communication, il y en a une très, très large, une grande, grande courbe qui est quelque part de respecter l'œuvre initiale et de respecter ce désir de raconter, de dire quelque chose, le porter vraiment et le redonner au public. Et à travers tout ça, il y a une multitude d'autres lignes de communication, d'échange, de collaboration qui se fait avec tous ceux qui m'aident à rendre cette incarnation possible.

Sophie
Donc, Patrice, vous l'avez bien exprimé. Votre travail est un travail essentiellement d'équipe. C'est un travail relationnel. Je pense que cette remarque vaut également pour Caroline, ce qui m'amène à vouloir discuter avec vous de l'importance de la co-création pour les individus, les communautés, la société en termes du partage de savoir, la mise au point de solutions innovantes ou d'autres efforts de collaboration. En quoi dans votre travail, la co-création est-elle importante ?

Caroline
À plusieurs niveaux. C'est drôle parce que récemment, dans les journaux, il est sorti un reportage sur les scénaristes, sur la difficulté qu'on a de travailler, de produire dans des conditions parfois très, très stressantes, avec beaucoup de pression. Et puis il y avait des scénaristes qui se confiaient en disant qu’ils aimaient bien travailler à plusieurs sur un projet, pas seuls sur un projet. C'est drôle, mais ça fait quelques années que je ne travaille qu'en équipe. En fait, sur des projets, ça fait vraiment partie de ma ligne éditoriale. C'est-à-dire que non seulement quand ça va bien, ça va doublement bien parce qu'on peut partager la joie que le projet aille bien, mais quand ça ne va pas bien, il y a justement une pression quand même qui est levée d'être à deux ou à plusieurs pour régler les problèmes qui peuvent arriver pour prendre le relais si l'autre est un peu fatigué. Donc, à ce niveau-là, d’être simplement dans le bien-être pour moi. Et je sais que c'est très personnel parce qu'il y a des auteurs et des scénaristes qui préfèrent travailler tout seuls en silo, ça fait leur affaire, c'est leur projet. Je ne dis pas que ça n'arrivera jamais non plus. Mais pour le moment, moi, j'ai un grand confort, et c'est rassurant aussi de faire partie d'une équipe.

Et je pense que dans des situations de haute pression, même si, comme on dit couramment, on n’opère pas des cerveaux, on a tout de même des échéances serrées, on a quand même des objectifs à rencontrer, et cette co-création aide justement à ce niveau humain de partage de l'expérience, puis de faire face à au travail qu'on a à faire tous ensemble. Ça, c'est un niveau. L’autre niveau, c'est vraiment un niveau d'apport social, je dirais, dans les projets, quand on est plusieurs, ce n'est pas obligé d'être des grandes choses. Mais moi, j'aime beaucoup amener des stagiaires avec moi sur des projets, des étudiants, de l'École de l'humour que je vais amener avec moi sur des projets, parce qu’eux, évidemment, ça leur apporte beaucoup de voir comment ça fonctionne dans le concret.

Mais l'inverse est aussi vrai. Souvent, c'est des jeunes. Donc, on a des jeunes autour de la table qui peuvent nous dire comment eux perçoivent tel et tel sujet, tel et tel angle qu'on va prendre. Puis, même si en bout de ligne, on prend les décisions, évidemment, mais c'est quand même quelque chose qui est autour de la table, qui est verbalisé alors que s’ils ne sont pas là, ce n'est pas verbalisé, ça peut se manifester dans des circonstances, je veux dire socialement, pour moi en tout cas encore plus pertinentes et significatives. Par exemple, pour une émission comme le Bye-Bye à laquelle j'ai participé en 2020, on avait une équipe de créateurs de la diversité. Et puis c'était une année qui avait été difficile avec George Floyd et avec les incidents avec les policiers un peu partout. De notre côté, dans notre équipe, il n'y avait pas de membres de la diversité. On essayait d'écrire des textes là-dessus, mais c'était honnêtement comme des dessins de maternelle par rapport à ce qu'un artiste pourrait faire. Puis eux sont arrivés, ils ont soumis des sujets, ils ont pris des angles auxquels on ne s'attendait pas, puis on a vu les choses de leur manière. Puis, si on n'avait pas fait une place à ces gens-là dans notre équipe, on serait passés à côté du sujet, je pense. 

Et puis évidemment, c'est en nuances ces choses-là. Je ne veux pas dire qu'on ne peut pas se mettre à la place de quelqu'un d'autre pour parler de quelque chose quand on est un artiste. Moi, j'ai eu le cancer du sein 2017 puis je me disais des fois : « Est-ce que je suis mieux de parler de quelqu'un d'autre pour faire une série sur le cancer par exemple ? » Peut-être pas, mais très certainement que si quelqu'un voulait faire ça, je lui conseillerais de s'entourer de personnes qui sont passées par là dans une optique de co-création encore pour alimenter. Puis on est porté naturellement à le faire, à s'informer, tout ça, mais que ça soit normalisé et peut-être intégré dans des stratégies, c'est quelque chose qui pourrait nous permettre d'avancer comme créateurs, puis de faire de la place aussi à des gens qui prennent moins le plancher, parce que c'est beaucoup, un travail de connaissance. « Je connais telle personne. On pourrait l'amener sur le projet », donc de stratégiser pour amener des gens qui ne sont pas nécessairement déjà dans ce milieu. L'appui des connaissances de ces personnes-là, je pense que, pour moi en tout cas, c'est quelque chose que je porte comme valeur, que j'essaie d'amener sur des projets.

Sophie
Merci. Donc la co-création qui permet d'amplifier les voix. Patrice ?

Patrice
Dans mon cas, comme réalisateur, ce serait merveilleux si cet espace-là, comme celui de Caroline, pouvait exister à temps plein. La particularité de l'espace que j'occupe dans mon travail, c'est comme une course à relais, un petit peu plus dans l'espace de travail que j'occupe. C'est à dire que le travail de recherche, le travail préalable peut être fait au niveau du scénario, des textes. Ce serait bien si ces conversations se passaient sur un plateau de tournage, mais ça coûterait une fortune. C'est très difficile. Concrètement, il faut à un moment donné, ce que j'appelle du despotisme éclairé. C'est un peu terrible à dire, mais c'est une façon de rester, d'aller chercher chez les collaborateurs dans un moment de crise. (Un tournage est comme un instant de crise. On doit produire énormément matériel, avec une cinquantaine de personnes autour de nous qu'on doit diriger, qu'on doit amener à incarner à chaque jour une multitude de scènes, une multitude d'enjeux narratifs et émotifs.) Et il faut être directif. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas être à l'écoute. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas nommer à tout le monde et aux collaborateurs nos propres angles morts.

Je viens de faire une série qui sera en ondes à Radio-Canada au printemps, qui traite d'un bonhomme qui habite Parc-Extension, quartier multiethnique de Montréal s'il en est un. Il se retrouve au cœur d'une fusillade, et sa femme se fait blesser. Une fusillade de gangs de rue. Et c'est un ancien policier. Chemin faisant, il va essayer de retrouver la personne qui a blessé sa femme et se faire entre guillemets « vengeance ». Mais ça, ça va apprendre plein de choses sur lui-même. Donc, on se retrouve… J'ai un point de vue d'un bonhomme blanc de 60 ans, qui glisse dans un univers qui lui est inconnu.

C'est sûr que j'ai demandé à tous les comédiens et tous les collaborateurs qui venaient d'un autre milieu, de m'aider à voir ce qu’étaient les écueils, d'aller chercher la connaissance immédiate autour de moi pour être toujours dans le point de vue de l'homme blanc, c'est vrai, mais pour être sûr que je ne rentre pas dans un cliché, que je ne rentre pas dans quelque chose… et moi-même apprendre, me confronter, mon personnage se confronte lui aussi à ces réalités-là de façon juste.

Chemin faisant, chaque jour de tournage, je n'hésitais pas une seconde à confronter positivement les acteurs, les techniciens, qui pouvaient éclairer ce je faisais. Est-ce que je suis sûr qu'on est corrects ? Est-ce qu'on est justes ? Est-ce qu'on est en train de dévier… Ce n’est pas pour être méchant ou réduire notre vision, mais parce qu’on ne sait pas qu'on ne sait pas aussi. Parfois, c’est aussi niaiseux que ça.
Donc, de couvrir nos angles morts le mieux possible, que ça devienne une espèce de réflexe. Pour la justesse du texte, pour livrer au public quelque chose qui est cohérent, singulier, mais qui correspond à une nouvelle réalité d'aller chercher, nous comme créateur, toute l'info qu'on peut au fur et à mesure pour être sûr… On va échapper des choses, mais être dans l'espoir au moins que quelque part, on soit le plus respectueux, qu'on intègre le mieux et qu'on est le reflet de notre monde, de notre société, qui est en mouvement, qui est en changement… Notre audiovisuel a besoin d'histoires qui appartiennent à une communauté beaucoup plus large que la communauté blanche qui l’a formé depuis les cinquante dernières années. C'est fondamental. On essaie d'avancer là-dedans puis d'aller chercher tout ce qu'on peut. Tous les collaborateurs sont les bienvenus à ce moment-là.

Caroline
Patrice, je vais rebondir sur ce que tu dis parce que c'est drôle, tu disais que tu étais comme un peu despote éclairé, au sens où il faut que tu donnes quand même la direction. Mais la façon dont tu parles, c'est très anti-hiérarchisant aussi. J'ai ce réflexe-là, c'est-à-dire qu'on va chercher à avoir les rétroactions des gens qui sont susceptibles de nous apporter le plus sur ce projet. Pas nécessairement l'appui des gens qui occupent tel ou tel poste, qui ont telle ou telle position dans la hiérarchie du projet. C'est drôle, pour des questions que j'ai sur des textes, mon interlocuteur privilégié ne sera pas nécessairement la productrice. Ça peut être le coordonnateur parce que je sais qu'il a déjà eu une telle expérience. Puis j'ai envie de l'entendre parler là-dessus. Je sais que ce qu’il va me dire va m'aider. M'alimenter. C'est la même chose pour mes étudiants quand je les amène comme stagiaires. Moi, ça me fait toujours un peu… Pour moi, c'est des collaborateurs, c'est des collègues. Oui, c'est des stagiaires, c’est nommé comme ça dans le schème des choses. Mais en même temps, c'est des collaborateurs aussi. Ça fait qu’il y a quelque chose, je pense, dans un leadership nouveau qui n’est pas dans la hiérarchie de « Je dois parler à telle personne si je veux avoir… », de passer par certains canaux préétablis.

Patrice
En fait, notre milieu permet ça quand même. Il y a un système hiérarchique relatif, c'est vrai, mais dans l'efficacité de la création, tu prends ce qui est nécessaire par réflexe, par survie, par moyen de survie, ce qui provoque de façon positive les choses. Il y a dans notre façon de fonctionner une souplesse relative. Parce que bien que tout le monde sache quel travail il a à accomplir, dans une journée de tournage, chaque projet est un prototype, à chaque fois. Donc on l'aborde avec sa singularité, ce qui fait qu’on est obligés de composer avec des gens nouveaux. C'est-à-dire que moi, j'ai rarement… J’ai des équipes qui reviennent, mais quand même, les collaborateurs d'un projet à l'autre changent et parce qu'ils changent, bien qu'ils occupent la même fonction, ils ont une sensibilité différente et moi, je vampirise cette sensibilité-là dans le bon sens. Je vais chercher tout ce que je peux d’eux pour me confronter la mienne. Et au bout du compte, oui, comme on dit en anglais, « push come to shove », en bout de ligne, il faut que quelqu'un tranche. Puis les gens sont en général bien contents de se retourner vers moi pour que je prenne la décision finale, que je prenne la responsabilité.

Mais quelque part, je la prends de façon plus avisée, parce que j'ai réussi à confronter, stimuler autour de moi, sur certaines questions qui sont plus épineuses que d'autres, qui sont des évidences. Il y a des scènes qu’on tourne où on sait exactement ce qui doit se passer. Il y a bien des champs, comme dans Larry, cette série-là, il y a bien des espaces nouveaux, narratifs, que moi-même avec plus de vingt ans d'expérience, je n'avais pas confrontés encore et donc, je me sers de mes collaborateurs dans le bon sens et je pense qu'ils en sont reconnaissants aussi. C'est vraiment bien que les collaborateurs aient l'impression d'être écoutés pour ce que je demande spécifiquement.

Caroline
Je me rends compte que, plus ça va avec le temps, ce que j'aime sur un projet, c'est être utile. Je ne veux pas être sur un projet pour un titre que j'ai. Je ne veux pas être sur un projet pour l'argent qu’il y a au bout. Je veux être sur un projet parce que je sens que j'y ai ma place, que ce que j'ai apporté est pertinent, que les gens sont contents que je sois là pour ça.

Ce que tu dis, Patrice, c'est un peu la même chose, c'est-à-dire que tes collaborateurs, tu les valorises aussi pour ce qu'ils ont à t’apporter. Je pense que c'est extrêmement important et de plus en plus important. Pour moi, c'est une question de bien-être aussi dans les contrats que je fais et de respect envers les personnes avec qui je travaille aussi, de les valoriser pour ce qu’elles sont et non pas nécessairement seulement pour la place qu'elles auraient à jouer de façon très formelle. C'est donc de se sentir utile sur quelque chose. Ça ne tient pas seulement à comment on nous désigne, ça tient à ce qu'on peut apporter de toutes sortes de facettes aussi.

Sophie
Merci. Je pense que vous avez, par ces échanges, largement répondu à la prochaine question que je voulais vous poser, qui était celle de savoir quels sont les fondements du processus de création, puis certaines des étapes qu'on peut suivre en tant que leader pour la mener à bien. Pour pousser un peu plus loin, je vous demanderais peut-être quelles sont les qualités et les attitudes qui font en sorte qu'un projet de co-création que la co-création peuvent être menés à bien. Donc quelle attitude, quelle qualité doit-on cultiver pour pouvoir travailler avec les autres ?

Caroline
Il faut avoir confiance en nos collaborateurs. Je pense que ce que ce qui me fatigue des fois, c'est le micro-management. C'est quelqu'un qui est au-dessus de ton épaule, qui dit qu'il te laisse le champ libre, mais qui ne le fait pas. Mais tout ça mis dans la balance évidemment. Moi, j'adore avoir des rétroactions, c'est probablement pathologique dans mon cas. Ça ne me dérange pas que douze personnes me donnent des commentaires sur mes textes. Je vais être contente de les avoir, je vais pouvoir faire la part des choses, mais encore faut-il que je sache que ma démarche artistique comme créatrice est respectée et que la vision que j'ai de ce que je vais produire est respectée, tandis que de me faire dire que j'ai une certaine liberté alors que je ne l'ai pas, ça me fatigue beaucoup.

Donc, je pense que c'est une attitude de confiance. On revient à la valorisation des individus qui sont là. Si on choisit de travailler avec des gens, c'est parce qu'on considère leur valeur puisqu’on considère qu'ils ont quelque chose à apporter. Pour moi, dans la confiance qu'on a, qu'on accorde à nos collaborateurs, il y a un gros plus par rapport à ta question, Sophie.

Sophie
Merci, merci Caroline.

Patrice
Il y a la confiance, la confiance qu'on nous donne, c'est évidemment d'un producteur à mon égard. Puis un scénariste qui va me donner son texte, qui va me donner la responsabilité. Il y un sens de la responsabilité très large, qui est au cœur de tout ce que j'ai fait, que ce soit une série… Il y a des séries qui, on le sait, sont là pour divertir, d'autres qui existent pour divertir et faire réfléchir. Mon travail, c'est de donner un bon « show ». Si je peux vous faire pleurer pendant une heure et demie, c'est un bon show. C'est-à-dire que ça, ça sert à autre chose, que ça vous détache de votre quotidien et tout ça. Mais pour moi, il y a toujours eu une notion de responsabilité. Donc, de choisir le texte que je vais porter, ainsi qu’une responsabilité envers le public; premièrement, qu’il comprenne ce que j'essaie de lui dire, que je ne sois pas fermé en termes narratif, c'est-à-dire élitiste, que je ne sois pas dans une forme qui va plaire seulement à un petit groupe, parfois malgré moi, c'est ce qui va arriver. Ce n'est pas nécessairement ce que je souhaite initialement. Et cette responsabilité-là qui est une responsabilité, je dirais, de communicateur, mais de respect de l'éditeur du spectateur.

D'où le fait que toute ma posture est fondée là-dessus. Je demander à tout le monde ce sens de responsabilité. J'essaie de démultiplier puis de renforcer par les échanges que je peux avoir avec mes collaborateurs. L'autre chose aussi assez particulière dans notre métier, c'est que oui, on ne fait pas des opérations au cerveau, on ne sauve pas des vies, nécessairement – bien que certaines œuvres de fiction puissent le faire, aider des gens à vivre – mais on le fait dans l'urgence. Parce que nos moyens de production, parce que les délais de livraison, parce que on doit être en ondes à telle date à telle heure et tout ça ne bougera jamais. La pression. On a l'impression d'être tous ensemble, à éteindre un immense feu de grange quand on fait notre projet et donc, à ce moment-là, il faudrait vraiment que ce soit un vrai pas fin pour pas aller chercher l'aide de l'autre qui t'amène un seau.

C'est-à-dire que notre milieu nous place dans une posture dans laquelle on est obligé de demander de l'aide. Je le vois comme ça. Et que si l’on passe par-dessus cette notion de responsabilité plus large, ce que tu essaies de faire, c'est de dire dans un contexte… On pousse dans le dos, puis on oblige à faire les choses rapidement. Il y a quelque chose de positif qui…. C'est comme si c'était malgré moi ce que je vous dis, ce qui se passe. Mais si on est bien positionné, comment on a envie de faire les choses dans ce contexte-là ? C'est comme si ça stimulait tous ces échanges. C’est ce que j'ai constaté. Ça n'empêche pas d'avoir des productions qui sont des catastrophes, des productions qui sont des cauchemars avec des êtres qui ne sont pas Dieu.

Ça arrive, on en croise. C'est l'autre chose fondamentale, je crois, à reconnaître. Il y a des gens avec qui ça sera impossible de collaborer dans la vie. Il y a des gens… On a beau discuter entre nous ici de cet espace qu'on souhaite tous l'expérience du métier. L'expérience de vie me fait constater qu'il y a des gens avec qui il n'y aura rien à faire. Je vais passer la porte. Puis je vais aller sur un autre projet. Je ne continuerai pas. Il faut avoir de bonnes expériences pour être capable de comparer. Si celle-ci est médiocre et si on ne peut y remédier, ça ne sert à rien. C'est-à-dire que toute cette idée magnifique de collaboration et de systèmes de collaboration, elle doit se mesurer à certains individus qui sont monstrueux là-dedans et qui avec qui on ne pourra pas faire ça.

En fait, c'est juste important dans notre métier. Caroline a sûrement des anecdotes qu'on pourrait se raconter infiniment. Mais il y a tout ça aussi et donc au fil du temps, on finit par discerner, on arrive à trouver un espace qui correspond plus aux premières valeurs que j'ai décrites dans mon intervention.

Caroline
Effectivement. C’est tout à fait vrai par rapport au choix des collaborateurs. Et dans la position que j'occupe, c'est-à-dire de travailler avec des jeunes auteurs, je suis bien placée aussi pour répondre à des questions, etc. « Tel truc m'a été proposé. Est-ce que c'est un bon salaire? Est-ce que j'ai travaillé avec telle personne ? Travailler avec elle, c’est comment ? Est-ce que je ferais bien d’embarquer dans un tel projet ou pas ? »
Donc, on peut aussi, avec notre expérience, devenir des points de référence pour ces personnes-là. Mais c'est vraiment, je pense, d'avoir à cœur l'épanouissement aussi des personnes qui entrent dans ce domaine. Si on a la position. Et puis moi, j'ai cette position privilégiée-là d'avoir une bonne relation avec des étudiants.

Évidemment, s'ils ont des questions à poser par rapport à « Devrais-je aller sur tel projet ou plutôt que sur tel autre ? » des fois, ça ne dépend pas nécessairement des personnes qui sont dedans. Ça dépend parfois de « Qu'est-ce que tu veux pour ta carrière ? Quels sont tes objectifs? Dans quel genre d'œuvres préfères-tu t’engager ? »
C’est de l'accompagnement. J'ai la chance de me faire solliciter pour ça. Je n'ai pas toujours les réponses, mais la réponse est parfois dans le fait qu'on peut en discuter. On est un milieu aussi qui a la chance d'avoir ses relations de proximité quand on est sur des projets, puis que c'est le fun de parler de nos projets. Donc, je pense qu'à la base, d'avoir la possibilité comme créateur, de pouvoir être un « sounding board » – excusez l'anglicisme – pour des jeunes, pour de nouveaux-venus dans le milieu, je pense que c'est quelque chose d'important.

Sophie
Je comprends de vos propos que la co-création peut avoir des répercussions réelles et tangibles sur vos équipes, aussi sur ce que vous produisez. Est-ce que vous pourriez donner un exemple, des cas où vous auriez remarqué que la co-création avait aussi une incidence importante sur la société ?

Caroline
Moi, je pense que très certainement, parce qu'en quelque part, ce n'est pas juste une théorie, c'est une attitude aussi. Je veux dire on est des créateurs qui co-créons, ce n'est pas pour rien parce qu’on sait ce que ça nous apporte. On sait ce que ça apporte aux autres. Je pense qu'à l'extérieur même de notre domaine de travail, puis je pense même de la façon dont on perçoit n'importe quel enjeu de société, je pense qu'on peut se dire qu’il y a des solutions à aller chercher dans ce mode de pensée-la. Ça reste très abstrait, mais je pense que la personne que je suis (je n'ai pas été formée pour être une co-créatrice ou être une leader qui va avoir ce genre de...) C'est vraiment avec les expériences, avec ma personnalité. Mais je pense que le fait est que ça fonctionne. Les gens aiment ça. Travailler dans un environnement qui est respectueux, dans un environnement qui est stimulant de cette façon-là.

Puis ça s'exporte aussi. C'est drôle parce que je parlais au début de comment je racontais mes semaines à mes étudiants. Je raconte à mes enfants que je raconte mes semaines aux étudiants. Et puis il y a ma plus vieille au cégep, qui avait dit à son prof : « Ma mère enseigne à l'École de l'humour et raconte ses semaines. » Son prof s'est mis à raconter ses semaines au début des cours. Donc, il y a des contaminations, disons bénéfiques, qui peuvent se faire, ne serait-ce que par notre façon de fonctionner, que les gens apprécient, et qui fonctionnent et qui sont utiles et efficaces.

Patrice
Comment ça peut rejaillir dans le monde ? Je ne sais pas trop. Ce qui rejaillit, c'est l'œuvre en général, c'est l'œuvre audiovisuelle. Ce que je constate, c’est que des membres de la Fondation ont pu venir sur le plateau de tournage en décembre et étaient étonnés de voir le plateau. Moi, j’ai été étonné de leur regard, positivement s’entend. Je crois que notre milieu de saltimbanque a un modus operandi très, très singulier qui est extrêmement efficace en fait, parce qu'on pense toujours que le cinéma, c'est les tapis rouges ou c’est « action » et « coupez » avec des vedettes, tout ça. Alors que c'est une communauté de gens qui travaillent très, très fort, qui aiment le métier, qui sont une cinquantaine, soixantaine qui, en une journée, génèrent vraiment beaucoup de scènes, de matériel pour faire pleurer les gens, et que notre méthode de fabrication gagnerait peut-être à rayonner.

Comment on fonctionne? En fait, on est là, on en parle, Caroline et moi. Ça semble être une évidence pour nous, parce qu’on baigne là-dedans depuis une trentaine d'années maintenant. Mais j'ai cru comprendre dans le regard des membres de la Fondation qui étaient là, qu’il y avait quelque chose d'original et peut-être de positif, d’intéressant à explorer. Donc, voilà.

Caroline
C’est drôle parce qu'à un moment donné, quand j'ai commencé à travailler sur Conseil de famille, une émission-jeunesse, la co-création, justement, était vraiment… Ça s'est bâti autour de ça. On était des équipes d'auteurs en brainstorm et on partageait les commandes, mais en même temps, c'était tellement fluide. Tout le monde avait son rôle à jouer, qui était à la fois bien défini, mais « Je vais te donner un coup de main si tu en as besoin ». Ça marchait tellement bien que j'avais dit à la productrice : « Il faudrait écrire comment on fait parce que ça va tellement bien que les autres pourraient fonctionner de la même manière. »

Mais comme Patrice le dit, ça va tellement vite qu’aussitôt que j'ai dit ça, j'ai passé à autre chose parce qu’on a toujours autre chose à aller faire. Puis il y a, comme à chaque projet, un équilibre à trouver. Mais je pense qu'il y a quand même le fond de co-création pour moi, en tout cas dans mes projets qui restent, qui nourrissent, qui fait que c'est plus épanouissant travailler là. Mais c'est vrai que je pense parfois à me dire il y a quelque chose-là qui pourrait être systématisé. Là, on pourrait écrire un livre là-dessus, Patrice et moi.

Patrice
Oui, cela me ferait plaisir. Il y a au moins des bonnes anecdotes ! 

Sophie
Pour terminer, une simple question de clôture. Est-ce que vous auriez un livre, un article, une vidéo, un balado ou tout autre média qui aurait influencé votre point de vue et que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Caroline
J'ai longuement réfléchi à ta question, j'avais vraiment peur d'arriver avec absolument rien. J'avais comme un blanc, mais en fait, les livres que je lis le plus, durant les cinq dernières années, c'est des livres érotiques parce que je fais une chronique de livres érotiques à l’émission Plus on est de fous, plus on lit. Mais il y en a là-dedans qui m’influencent. J'ai lu le livre, par exemple, L’amant du lac de Virginia Pésémapéo-Bordeleau, une auteure d'origine amérindienne. Ça ouvre un pan de l'esprit de dire : « Je n'avais pas comme vu les relations amoureuses de cette façon-là. » J'ai lu les livres de Nicolas Giguère, par exemple, qui est un jeune gai qui vient de Beauce. Ça ouvre cette perspective-là aussi sur « Oui, la façon dont je perçois la drague ou les relations sans lendemain, c'est de cette façon-là, mais c'est complètement différent dans une autre communauté. » Donc à leur manière, souvent, je trouve que ce genre de livre va nous confronter. Et puis moi, je pense vraiment que les univers se nourrissent l'un l'autre. Puis de lire là-dessus, ça influence comment je réfléchis sur autre chose. Donc, lisez de la littérature érotique, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise !

Patrice
Qu'est-ce que je peux bien ajouter à ça vraiment ? C'est une question très difficile parce que justement, il y a tellement de choses qui nourrissent, en fait. Chaque roman, chaque film, chaque série pertinent me plonge dans un nouvel univers, un nouveau point de vue, de nouvelles singularités.

S’il faut retenir quelque chose de nos propos, ce serait de regarder la prochaine fiction sur Radio-Canada, Craves, CBC, whatever, en se disant qu'elle a été faite avec cet esprit de collaboration très, très, très certainement. Et donc, quelque part, l'apprécier, peut-être une façon différente parce que sinon, moi aussi chaque fois que je prends une œuvre, que ce soit un tableau, un récit, écrit, une œuvre audiovisuelle, je me sens confronté dans le bon sens et je me sens nourri, j'ai l'impression qu'il y a une partie du monde qui m'est offerte, une toute petite partie qui s'ouvre. Et je m'en porte beaucoup mieux à chaque fois.

Sophie
Merci beaucoup pour cette dernière question, qui m’avait fait frissonner en fait, parce que, un peu comme Patrice l'a exprimé, ce qui m'a influencée, ce n'est pas tant une œuvre culte que l'ensemble des lectures que je fais, ce qui me transforme, qui transforme aussi la lecture quand je la refais, que je l'aborde ou que je la comprends d'une manière tout à fait différente plus tard. Donc, c'est une question que je trouve moi-même très difficile. Alors je m'en excuse. Je m’en voulais de vous l'avoir posée, donc, ça a été vraiment un plaisir de m'entretenir avec vous deux. Puis je vais continuer de suivre le bon travail que vous faites.

Caroline
Merci, Sophie. C'était un plaisir et vraiment un honneur d’y participer.

Patrice
C'est un plaisir, vraiment. Merci, Sophie. Caroline, au plaisir de se croiser dans le vrai monde.

Caroline
Absolument et d'écrire un livre ensemble.

Patrice
Absolument. Merci encore.

Sophie
Merci, bonne journée !