Épisode #6 - Dialogue avec les autres : développer des outils pour une communication efficace

 

Animatrice : Sophie Thériault 

Invités : Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey

 

Résumé

Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey décortiquent le thème Dialoguer avec les autres, élargir ses outils pour une communication efficace, quels que soient les publics et les médias. M. Nadeau est professeur d’histoire et de philosophie et M. Gagnon Chainey s’intéresse à la littérature en lien avec le corps et la maladie. La communication prend pour eux des avenues inédites. Ils sont d’avis que la multiplicité des points de vue est fondamentale pour des débats sains et assumés tout en admettant que des espaces plus clos permettent d’explorer certaines questions de manière plus favorable.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Elliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Il me fait plaisir, aux fins de cet épisode sur le thème Dialoguer avec les autres, élargir ses outils pour une communication efficace, quels que soient les publics et les médias, de m'entretenir avec deux membres de la communauté reconnus pour la qualité exceptionnelle de leur parcours de communicateurs auprès de publics variés, soit Christian Nadeau, fellow 2019 de la Fondation, et Benjamin Gagnon Chainey, boursier 2017. 

Christian Nadeau est professeur titulaire au Département de philosophie de l'Université de Montréal, où il enseigne l'histoire des idées politiques et la philosophie morale et politique contemporaine. Auteur d'une dizaine de livres et de nombreux articles scientifiques, ses recherches portent sur la philosophie morale entourant la question de la responsabilité et sur la philosophie politique à l'égard des théories de la démocratie.
Militant pour la justice sociale et la démocratie, il a publié plusieurs essais destinés à un large public, en plus d'intervenir régulièrement dans les débats de société.

Benjamin Gagnon Chainey est doctorant en littérature de langue française à l'Université de Montréal et à l'Université de Nottingham Trent au Royaume-Uni. Son parcours original le situe au confluent du monde médical et de la littérature. Suivant une carrière d'athlète de haut niveau, en plongeon, Benjamin Gagnon Chainey entame en 2005 une carrière de physiothérapeute. Après avoir découvert dans la littérature un riche matériau pour donner voix aux enjeux quotidiens du clinicien, Benjamin accomplit
des études en littérature de langue française au cours desquelles se raffermit sa conviction d'une synergie entre lettres et monde médical. À travers son travail, Benjamin Gagnon Chainey espère promouvoir des dialogues engagés entre écrivains, universitaires, patients et professionnels de la santé autour de l'évolution de l'empathie, et ce, au profit de l'humanisation continue de la relation de soin.

Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey, merci d'être avec nous aujourd'hui. 
Alors pour commencer, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec la thématique de cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur
de votre travail ? Benjamin Gagnon Chainey ?

Benjamin Gagnon Chainey 
Merci beaucoup, Sophie. Merci de l'invitation. Je suis très content d'être ici avec Christian Nadeau et vous pour parler de ce sujet important. Donc, comme vous aviez dit, j'ai une carrière de physiothérapeute, et je me suis beaucoup intéressé tout d'abord au corps en mouvement, au corps souffrant sous sa forme plus médicale, au niveau de la réadaptation, je pourrais dire. Et avec la littérature, je m'intéresse aussi aux manifestations du corps dans la littérature, mais aussi au langage littéraire en tant qu’art, sur la forme des langages. 

Pour moi, en littérature, c'est extrêmement important, toute cette exploration et toute cette analyse de la littérature comme une façon de trouver les bons mots pour dire les choses et aussi pour être fidèle à des réalités qui sont aussi très ambivalentes, complexes et parfois aussi bouleversantes comme l'expérience de la maladie. Mon travail en littérature se situe sur l'expérience de la maladie à travers la littérature : cette mise en récit de la maladie, mais aussi cette écriture du témoignage et cette écriture qui permet un partage entre le sujet écrivant et un public.

Donc, pour moi, la littérature, ce n'est pas seulement lire des livres, c'est aussi accéder à l'espace de la parole et aussi partager sa propre réalité avec celle d'un autre, et inversement d'ouvrir sa propre réalité à celle des autres par cet art des langages qu’est la littérature. Tout mon travail de thèse, mais aussi des projets qui sont peut-être un peu parallèles à mon travail strictement de recherche littéraire tournent autour de faire le pont entre l'expérience de la maladie par la littérature et aussi cette notion de relations de soins, donc un soin à soi, mais aussi un soin à l'autre, mais aussi l'idée que le soin, et là, j'entends le soin sous toutes ses formes… Mon but a été vraiment de décloisonner le soin du monde hospitalier, de la sphère médicale, pour adopter le soin sous toutes ses formes, donc vraiment comme une idée de relations, de rencontres entre des corps, des langages et des réalités différentes. Et aussi cette idée que la relation de soin est toujours un moment très important, où il s'agit d'inventer cette scène, donc justement avec la littérature, mais aussi avec de l'expertise en narration, en narrativité, tout ça, qu'on emprunte aussi à la médecine narrative qui a été développée aux États-Unis, on essaie de créer, ces ponts-là, entre ces réalités-là, par le langage. Actuellement, je peux finir là-dessus, mon travail m'a amené à être chargé de projet à la Chaire McConnell de l’Université de Montréal sur les récits du don et de la vie en contexte de soins. Elle est codirigée par trois personnes fantastiques qui sont la néphrologue Marie-Chantal Fortin, l'écrivaine et professeure de littérature Catherine Mavrikakis et le professeur de littérature Simon Harel. La Chaire McConnell se veut justement un lieu de rencontre et de co-création entre des patients qui ont soit reçu ou donné un organe, mais aussi des soignants, des littéraires, des écrivains et des artistes.
Donc, avec la Chaire McConnell, nous avons créé, si l’on veut, un espace d'hospitalité où différentes réalités sur le don mais aussi sur le soin se rencontrent et dialoguent ensemble, toujours à travers la littérature.

Christian Nadeau
Je vais poursuivre. Merci aussi pour l'invitation. Donc, je suis comme vous l'avez dit, professeur de philosophie politique et de philosophie morale. À l'origine, j'étais plutôt un historien des idées politiques, et ma carrière a évolué assez rapidement. En fait, dès que je suis entré en fonction, de par le genre de cours que j'ai été amené à enseigner, puis par un certain nombre aussi d'interventions publiques très tôt au début de ma carrière, notamment au niveau des interventions internationales militaires du Canada, au moment du conflit en Afghanistan par exemple…
C'est ce qui m'a amené à me situer davantage dans une réflexion disons contemporaine, c’est-à-dire de travailler davantage sur les questions des enjeux touchant l'actualité de manière immédiate, dans certains cas; dans d'autres cas, par l'intermédiaire, disons d’une réflexion plus générale, plus abstraite, sur les fondements de la démocratie, de la justice sociale, ce genre de choses et pour répondre de façon un peu plus précise à votre question. C'est ce qui m'a amené à un certain nombre de, non seulement d’interventions publiques dans les médias, mais aussi à, disons, prendre part de manière active au débat public, notamment par l'intermédiaire d'organisations comme la Ligue des droits et libertés, dont j'ai été l'un des présidents, mais dont j'ai été surtout un membre actif au sein du conseil d'administration et du conseil exécutif.

L'ensemble de ces dynamiques s'articule autour de deux grandes notions. La première, ce serait celle de, je dirais, de rapports sociaux conflictuels, c’est-à-dire de la manière dont on doit penser les rapports d'opposition à l'intérieur d'une société, les désaccords profonds qu'il y a à l'intérieur d'une société. L'histoire de la philosophie politique pour faire un petit pas en arrière, en général, est très… La plupart des auteurs sont très sceptiques ou très prudents par rapport à la question du conflit civil qu'ils voient comme étant les prémices de la guerre civile. Même les théories de la démocratie actuelle sont plutôt dans l'ordre du consensus, alors que j'essaie de voir dans quelle mesure est-ce qu'il y a des mouvements oppositionnels qui ont tout à fait leur légitimité, sans dire que le conflit en lui-même a sa légitimité. Ce qui m'intéresse, en fait, c'est de montrer que lorsqu'il y a opposition frontale, ça ne veut pas dire que cette opposition devrait être vue comme étant un déni de démocratie, bien au contraire.

De l'autre côté, sur l'autre axe de recherche (qui peut paraître un peu paradoxal puisque d'un côté, j'essaie de voir d'une certaine manière le pluralisme inhérent à nos sociétés), ce qui m'intéresse, c'est la notion de responsabilité collective. Dans quelle mesure est-ce qu'il y a quelque chose comme une responsabilité collective ?

Alors ça, c'est ce qui m'a amené beaucoup à travailler sur les théories de la guerre juste, qu'on appelle aussi les théories de la justice d'après-guerre. De penser par exemple à : « Quels sont les types de responsabilités ? » L’exemple le plus classique, c'est : « Y a-t-il une responsabilité du peuple allemand à l'égard des événements qui se sont produits, des atrocités qui se sont produites avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale ? »

Mais ça peut être aussi des considérations comme la question de la responsabilité collective par rapport à des crises comme celle que nous vivons, en ce moment, au niveau des soins de santé ou de tout ce qui touche à la vaccination. Pourquoi je dis qu'il peut y avoir un apparent paradoxe ? C'est qu’on pourrait croire que d'un côté, je favorise une forme de pluralisme, alors que de l'autre côté, je pense les choses en bloc, alors que justement, la responsabilité collective, pour moi, est beaucoup plus audible à partir du moment où l’on entend l'ensemble des parties, où il y a un véritable dialogue social, y compris un dialogue oppositionnel entre les parties.

Et je dirais que mon travail de communication se situe là. Pour moi, en fait, l'important était de montrer que, d'une part, un certain nombre d'enjeux demandent un éclairage qui passe aussi par une analyse des concepts et des notions qu'on utilise dans le débat public, mais aussi de favoriser, disons, une appropriation de ces outils, et de différentes formes de discours par différents mouvements à l'intérieur de la société.
J'ai travaillé beaucoup avec, par exemple, les organisations syndicales, afin de favoriser une appropriation de la parole, une appropriation qui ne soit justement pas une délégation. J'ai beaucoup critiqué à l'intérieur du monde démocratique que nous connaissons, mais aussi à l'intérieur des institutions qui utilisent les modalités de démocratie dont je ne nie pas la valeur. Mais je crois qu'elles ne sont pas suffisantes, tout ce qui est de l'ordre, de simplement de la délégation, des pouvoirs ou de la représentation des pouvoirs. Ce qui m'intéresse, c'est de montrer aussi qu'il n'y a pas de démocratie sans participation. Et là, vous voyez le lien entre la responsabilité collective d'un côté et ce que j'appellerais une forme de démocratie pluraliste, de l'autre. Et mon travail se situe à la fois dans un cadre de recherche, mais aussi dans un cadre qui vise à donner des outils ou en tout cas favoriser la prise de possession d'outils que j'estime être de l'ordre de la philosophie pour le débat public, non pas simplement par moi-même, mes représentations, mais aussi par disons la manière dont je vais essayer de faire en sorte que ces outils conceptuels soient aussi appropriés par les différents membres de la société civile.

Pour conclure, l’on dit souvent qu'il faut décloisonner l'université. Pour moi, ça signifie deux choses. Ça signifie décloisonner la recherche, mais ça signifie aussi décloisonner l'enseignement. Malgré tout ce qu'on peut dire, l'enseignement est souvent perçu comme non pas une espèce de parent pauvre, mais de démarche obligée si vous voulez, alors que je considère que l'enseignement, au contraire, est vraiment central à ma carrière, à la fois dans le type d'intervention que j'essaie de faire, mais aussi dans mon travail de tous les jours à l'université.

Sophie
Merci beaucoup. Vous présentez tous deux des perspectives, des pratiques très favorable à la démocratisation du savoir, à l'ouverture de la communication à propos de la recherche, qui sont très pertinentes pour les défis d'aujourd'hui.

Et à votre avis, quelle est l'importance de pouvoir encourager les échanges entre différentes communautés ainsi que d’y participer – tant dans les sphères universitaires professionnelles qu'à l'extérieur de celles-ci ? Et pourquoi le faites-vous ?

Benjamin
Oui, c'est une autre question extrêmement importante. Comme je l'expliquais au tout début, je m'intéresse surtout à cette expérience de la maladie, de la douleur, du deuil et à tous les défis, intimes et collectifs que ça présuppose. Mais cette réalité-là, évidemment, elle n'est pas univoque. Il y a autant de réalités qu’il y a d'individus. Je vois vraiment la réalité comme une espèce de confluence d'une multitude de réalités différentes. Non seulement est-on dans une espèce de conception plurielle de la réalité, mais aussi mouvante dans le temps. Une réalité peut être, par exemple dans, justement, un moment précis de l'expérience de la maladie, d'une telle chose. Mais il faut aussi, selon moi, s'ouvrir à la pluralité, mais aussi à cette instabilité-là du savoir et de l'expérience. Il y a une modulation constante, de ce qui compose la réalité chez les individus, dans les langages, mais aussi dans l'espace-temps.

Pour moi, c'est vraiment important, cet échange des perspectives et cette espèce de rencontre des perspectives pour penser ce mouvement-là. Personnellement, j’essaie toujours dans ma recherche d'avoir une approche heuristique, qui ne cherche pas à cristalliser les savoirs ou à consolider les avoirs des savoirs, mais à les mettre en mouvement. Et j'utilise souvent la métaphore de la chorégraphie avec mes étudiantes, mes étudiants, pour dire que finalement, c'est de faire bouger les savoirs les uns par rapport aux autres. Et finalement, on recrée le sens dans l'espace-temps, mais aussi dans le corps et dans le langage. Autre chose qui est capitale, dans la rencontre de différentes réalités d'échange aussi de plus de gens différents possible, c'est de mettre en lumière les moments où le sens se défait.

Justement à l'université, on construit les savoirs. On tente de construire du sens, mais l'expérience de la maladie a ça de particulier qu’il s’agit d’un moment de crise, où le savoir, le sens de notre vie, par exemple, notre vie intime se défait, donc on est soudainement confrontés à des zones d'ombre, des zones d'ambivalence, d'inquiétude, de désespoir même. Et la littérature, justement, comme je le disais tantôt avec l'écriture du témoignage, l'écriture, l'expérience vécue permet non pas de nécessairement lutter contre ces zones d'ombre, comme le disait tantôt Christian au sujet de cette dynamique oppositionnelle, mais de savoir un peu cohabiter avec un peu cette crise qui est en cours, de savoir vivre un peu dans des zones où la certitude est mise à mal et où la connaissance se défait. Et le littéraire, finalement, en travaillant sur la forme du langage, tout ça, réussit à recréer du sens, ou du moins à montrer comment ça fonctionne. Ce qui est important avec la littérature aussi, c'est qu’elle n’a pas pour but nécessairement de guérison, de résoudre les problèmes, mais d'essayer de voir comment cette réalité-là fonctionne, au niveau performatif. Puis je terminerais peut-être en parlant de ce décloisonnement dont parle Christian. Que je trouve très important. D'autant plus maintenant, où on est un peu tous isolés par la force des choses, mais oui, décloisonner la recherche, décloisonner l'enseignement, mais aussi d'être toujours au plus près de son sujet ou de ses objets de recherche. Avec la littérature, si par exemple, je restais seulement dans mes livres pour étudier l'expérience de ce qu'est être sidéen ou de ce qu'est être handicapé ou de ce qu’est vivre un deuil…
Je vais à la rencontre des gens qui vivent bel et bien ces événements-là pour avoir leur point de vue ainsi, et enrichir justement la littérature. Ce n'est pas la panacée, mais c'est l'idée de toujours aller dans cette espèce de rencontre pour créer la relation et ensuite d’essayer d'y voir un peu plus clair.

Christian
Alors, je vais poursuivre. Ma première question anticipait sur celle que je vais vous donner maintenant. J'ai toujours essayé de travailler de façon justement à permettre vraiment la plus grande communication possible, encore une fois à deux niveaux. Disons au niveau de la pratique et au niveau de la théorie. Donc, ça peut paraître un peu facile à dire comme ça, mais je vais essayer d'expliquer en quoi ce n'est pas simplement un truisme, mais c'est vraiment un défi. Pour ce qui est de la pratique, je dirais que ça se vérifie, comme je le disais tout à l'heure, par les différentes activités militantes auxquelles j'ai pu participer. La plupart des ateliers que j'ai faits avec les organisations syndicales ou avec différents mouvements sociaux portaient sur des questions de démocratie participative et de débat public. C’est-à-dire : « Comment est-ce qu'il est possible d'avoir ce que nous appelons en philosophie politique une démocratie délibérative, la recherche des meilleurs arguments, la transparence des principes, et ainsi de suite ? » Tout cela, en supposant aussi qu'il peut y avoir désaccord profond. En général, la démocratie délibérative cherche plutôt la voie du consensus. Et ce que je remarque en fait, c'est que dans certains cas, le dialogue peut être fructueux s’il sert en gros à dire que, au moins, nous sommes d'accord que nous ne sommes pas d'accord. Ils permettent d'identifier les termes du désaccord et de montrer que ce désaccord n'est pas fondé sur un simple malentendu, par exemple. 
Ce qui est déjà me semble-t-il un grand gain, ça peut aller plus loin. Il peut y avoir aussi un refus de dialogue. Mais ce refus de dialogue, d'une certaine manière, est lui-même un geste, un acte de langage performatif. C’est-à-dire que lorsque je refuse de prendre part à un débat, je prends déjà la parole, je m'oppose à quelque chose.
Et ce n'est pas simplement par indifférence, c'est tout simplement parce que je refuse par exemple de dialoguer avec ceux et celles qui me nient. On pourrait supposer, par exemple, que je refuse de prendre part à une discussion publique parce que justement, les personnes qui sont présente sont d'emblée, disons, vouées à la négation, voire même au refus de reconnaissance de la personne que je suis ou de la personne d'une autre qui, pour une raison ou une autre, serait d'emblée disqualifiée, par exemple en raison de sa racialisation ou en raison de son genre, et ainsi de suite.

Ce que j'essaie de faire aussi, c'est que, à l'intérieur même de mon enseignement, j'essaie de maximiser les échanges. Donc, très souvent les étudiants et les étudiantes ont déjà un texte en fonction duquel il sera possible de discuter. J'ouvre la séance presque immédiatement par : « Alors, qu'est-ce que vous en avez pensé ? Qu'est-ce qui vous a interpellé ? Quels sont les arguments qui vous ont frappés ? Et je vais même, par exemple, dans le cadre de mon travail maintenant, depuis quelques années, j’exige des fiches de lecture dont une partie est réservée aux questions qu’on aimerait soulever en classe. J'ai été très surpris de voir à quel point ça marche bien. L'an dernier, alors que j'ai eu des plus grands groupes dans les dernières années… Des cours en ligne, en plus. On était, je crois qu'on était environ 150 étudiants. C'était assez frappant de voir le taux de participation des étudiants. En somme, la séance pratiquement y passait, c’est-à-dire que j'ai fait une séance de cours magistral en mode – avec le vocabulaire d'aujourd'hui –asynchrone. Et j'ai donné une autre séance qui était en direct, essentiellement un échange avec les étudiants. Donc, j'essaie vraiment de conjuguer ces différents éléments pratiques. 

Et ce que je dirais, pour conclure, c'est qu’au sein de la société, me semble-t-il, nous avons un très sérieux problème par rapport à la manière même dont nous concevons le débat. Soit il est vu comme étant trop frileux, soit au contraire, il est vu comme étant beaucoup trop exigeant. Là, on a fait toute une cabale contre le mouvement Woke en disant que ces gens-là empêchaient le débat, qu’ils limitaient la liberté d'expression, etc. Il y a toute une espèce de représentation complètement fantasmagorique sur la liberté d'expression alors que les vrais problèmes dans le fond viennent du fait que, d'une part, il y a un problème d'appropriation de l'espace public et ça, c'est quelque chose qui est extrêmement important. Il y a un problème d'éducation à l'espace public. Ça aussi, je pense que c'est quelque chose d'extrêmement important. Et l'autre chose, je dirais, c'est que de la même façon que nous avons tendance en démocratie, à penser en termes de délégation de pouvoir ou en termes de représentation, de la même façon, pour le débat public, nous avons aussi tendance à vouloir chercher des représentants et des experts, etc. Je ne nie pas encore une fois leur importance. Mais on ne peut absolument pas considérer qu'un débat public se situe uniquement entre des personnes qualifiées ou par exemple des vedettes qui n'auraient d'autres qualifications que celles d'être une vedette. Et là, en ce sens-là, je crois que c'est extrêmement important qu'on mobilise de nombreux instruments de la société pour que le débat aille plus loin que, par exemple, ce qu'on peut voir sur les réseaux sociaux qui, à mon sens, est vraiment très, très, très pauvre.

Sophie
Ce qui m'amène à ma prochaine question. J'ai posé la question du pourquoi le faites-vous et peut-être maintenant de manière plus pragmatique : « Comment le faites-vous alors ? Quels sont les différents médias ou plateformes créative qui peuvent servir à démocratiser le savoir en dehors de la communauté universitaire et que vous trouvez particulièrement efficaces compte tenu des fins poursuivies par votre travail ? »

Benjamin
Merci. Christian parlait à juste titre de cette idée d'espaces publics, de débats tout ça. Et c'est sûr que je pense que c'est en plus le thème de cette série de balados, Espaces de courage. Donc, l'idée, c'est que justement, il faut réussir à travailler fort pour créer ce genre d'espace par rapport à ce que je disais précédemment sur la co-création de récits de don d'organe et d'expérience de la maladie. La Chaire McConnell a créé un site Web qui s'appelle l'Organon. C’est un petit peu un clin d'œil à cette idée de rassemblement de documents différents. Tout ça, donc. L'organon.ca. Je pourrais donner l'adresse peut-être, mais qui se veut justement un espace de recherche et de création où on désire faire cohabiter une multitude d'expériences, de perspectives, de savoirs. Cette idée d'hospitalité à pas seulement oui, évidemment, il y a cette connotation de bienveillance, mais aussi d'hospitalité, dans le sens où on accueille finalement une multiplicité, comme je le disais tout à l'heure, de points de vue et sans juger d'emblée sur une certaine valeur, par exemple académique ou littéraire.
Sur ce site, on a, par exemple, des articles qui sont plus scientifiques, qui sont plus en littérature, en philosophie du soin, qui cohabitent avec des créations de gens qui ont été transplantés ou qui ont donné, par exemple, un rein. Au début, ce projet-là de la Chaire McConnell est parti de l'expérience du don, de la réception si on veut d’un rein, et on a ouvert pour intégrer des gens qui avaient vécu l'expérience de la transplantation du cœur, du poumon, etc. Oui, on a un point de départ, mais après, ça, c'est de créer une sorte de ramification pour vraiment toujours élargir le réseau avec - on l'a vu ici - ce clin d’œil à l'idée d'organes. Des gens qui ont subi une transplantation de poumon comparativement à un rein, c’est une expérience très différente. Donc, ça nous permet non seulement d'en apprendre davantage sur l'expérience de l'autre, mais ça remet en lumière aussi des pans qui, par exemple, étaient incertains ou inquiétants de notre propre expérience.

J'arrive encore à cette idée de rencontre, des perspectives de mise en mouvement, des perspectives. Je pense qu'il faut créer des plateformes. Donc, on aurait cette plate-forme, il y en aurait une multitude d'autres. Moi, je ne suis pas très technologique à la base, mais c'est toujours l'idée de créer des endroits où il y a plusieurs perspectives qui cohabitent.

Il y a les récits de patients sur ce site. On a aussi fait des ateliers avec des soignants, des médecins spécialistes, des psychologues, des intervenants spirituels, des physiothérapeutes, orthophonistes, ergothérapeutes, etc. Donc aussi, cette idée de multidisciplinarité dans la culture hospitalière, qui rencontre celle des patients. Et avec ça, on a invité différents artistes. Encore une fois, ce n'est pas que des littéraires, il y a des bédéistes, on a des vidéastes, on a des marionnettistes, des chorégraphes aussi, qui sont venus, donc toujours dans cette idée-là de rassembler des gens pour avoir au final une création qui est le plus vivante possible, qui est le plus en mouvement possible.

Je crois que c'est à ça aussi qu'il faut s'astreindre : créer des espaces. Il était question tantôt de Facebook. Des fois, oui, on va sur Internet et les réseaux sociaux, et c’est non seulement décourageant, mais aussi il y a un ton qui est employé qui, je pense, est très problématique dans le sens où il y a beaucoup de haine, il y a beaucoup de violence.
Donc, l'idée est d'aménager des espaces où les différences peuvent se rencontrer sans nécessairement se choquer, et voyez-vous, sans nécessairement rester perméables l’une à l'autre. Il faut créer des rassemblement, mais aussi où il va y avoir un échange réciproque, qui va être fructueux pour la suite. C'est ça qui est important. C'est tout un défi. Mais je pense que c'est vers ça qu'il faut tendre.

Christian
Tout à l'heure, j'ai émis mes réserves par rapport aux réseaux sociaux. Je ne voudrais pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain. Je pense que les réseaux sociaux vont conduire dans certains cas à un genre de clivages. Et surtout, disons à la propagation d'une violence sociale de manière exacerbée. Par ailleurs, je pourrais citer la manière dont vont utiliser les réseaux sociaux différents intellectuels autochtones, notamment des gens qui ont été associés à la Fondation Trudeau, qui vont utiliser les réseaux sociaux de façon à faire en sorte que l'information soit diffusée, soit accessible et qu'il y ait véritablement, disons, un réseau d'information parallèles.

Et dans certains cas, c'est extraordinairement efficace, parce que ça permet, par exemple, de couvrir des questions qui sont ignorées par les grands médias. Et ça me paraît extrêmement important. Il existe aussi différentes plates-formes qui sont exceptionnelles. Je pense par exemple aux modèles des podcasts.

Et ce qui me semble aussi très important, c'est de voir que là encore, ce n'est pas simplement l'information en tant que telle, mais vraiment la mise en place des éléments qui vont favoriser un meilleur débat public. Pour donner un exemple de podcasts, je pense à Media Indigena, auquel je suis abonné depuis deux ans environ.

Et là encore, c'est une source d'information et d'analyse qui m'apparaît absolument exceptionnelle et que je n'aurais pas pu trouver ailleurs. Je pense aussi qu'il faut multiplier les instances de délibération, c’est-à-dire que très important qu'il y ait des endroits qui soient archivés, comme par exemple pour ce qui est des podcasts ou ce genre de choses.

Mais il doit y avoir aussi un espace où, en fait, la délibération est encouragée. D'une certaine manière, je dirais non pas pour elle-même, parce que ça peut donner l'impression de vouloir parler pour parler, mais vraiment qu’il y ait des habilités à la discussion qui soient développées. Des habilités à l'auto-expertise des arguments, des informations. Et ça, c'est par les échanges qui se font à l'intérieur des groupes. Je pense que ça demande un peu de patience. Ça demande aussi le courage de la part, disons, de certains milieux médiatiques pour mettre en place ce genre de mécanisme. Et je dirais que ça se vérifie aussi à l'intérieur de la plupart des organisations que nous avons, c’est-à-dire qu’il doit y avoir la mise en place de mécanismes d'échange et dans certains cas… Je sais qu’on parle beaucoup d'espaces de courage, mais je suis très favorable à ce qu'il y ait aussi des espaces qui soient privilégiés, des espaces clos qui permettent une discussion protégée en fonction d'une certaine expertise.

Alors tout à l'heure, j'ai dit que nous devrions éviter de tout donner aux experts. Mais inversement, il serait totalement absurde de vouloir, par exemple, ne pas reconnaître l'expertise, par exemple de Benjamin ou celle d'autres personnes sur des enjeux. Et il est normal que dans ce cas-là, des individus travaillent ensemble dans des cercles plus ou moins fermés, mais si cela est vrai, alors c'est vrai aussi, par exemple pour des organisations féministes, des groupes féministes, qui vont juger qu'il est nécessaire d'avoir des espaces fermés de façon à pouvoir mieux cibler certains éléments de façon à ne pas avoir à chaque fois à se justifier ou surtout de ne pas avoir à répondre d'accusations de toutes sortes au lieu de se concentrer sur ce que qui est beaucoup plus plus important.

Il faut le voir de façon très modulable, en fait. Et là, il y a toute une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler une forme de design des institutions, qui doit être faite au niveau des mécanismes de participation. Il y a beaucoup de travail qui a été fait là-dessus ces dernières années, je dirais ces trente dernières années. Malheureusement, ce travail n'est peut-être pas encore totalement visible et souvent, il a un peu contre lui l'idée que la délibération se fait beaucoup mieux entre petits groupes qu’entre grands groupes et alors, dès lors qu'il s'agit de penser des problèmes, par exemple un problème comme celui de la gestion du système de santé à l'épreuve avec la pandémie, là, tout à coup, c'est comme si ça relevait de l'ordre de l'impossible alors que je crois que c'est possible. Et je crois que là, le courage doit être moins individuel, qu’institutionnel, c’est-à-dire qu’il faut penser des mécanismes qui rendent cela possible.

Sophie
Merci. Vous avez déjà en partie répondu à ma prochaine question. Suivant vos expériences, quels sont les principaux défis à relever pour rendre la recherche accessible aux communautés, aux individus et aux leaders qui pourraient être touchés par les résultats de celle-ci ?

Benjamin
Merci pour cette question, qui est aussi très importante. Dans ma perspective littéraire, je dirais que, tout d'abord, il faut démystifier non seulement les domaines d'études, donc moi, je veux parler pour la littérature. La question pourrait être abordée pour la philo, mais la littérature est considérée souvent un petit peu de manière comme si c'était de la haute culture. Il faut avoir lu Flaubert, il faut avoir lu les classiques. Oui, bon, on s'intéresse beaucoup à cette littérature canonique de grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, oui, mais il faut aussi démystifier la littérature, comme je le disais tantôt, qui est aussi un travail sur les langages, sur l'art du langage.

Et aussi comment ce langage-là parle à un côté affectif chez les individus. Comme par exemple, dans nos ateliers de création avec les patients, les soignants et tout ça, ce qu'on essaye de montrer, c'est aussi de faire avec eux vraiment… de mettre la main à la pâte et de voir comment le texte fonctionne, mais aussi comment il nous touche, donc de pas arriver nécessairement avec une grande connaissance littéraire définie sur la critique, sur la théorie, sur l'histoire de la littérature. Tantôt j'ai parlé de narrativité, donc ne pas arriver avec des espèces de concepts théoriques qui sont importants par ailleurs pour d'autres choses, mais d'arriver avec le texte et de faire confiance à la réaction qu'on a face au texte.

Souvent dans les ateliers, les gens ont peur de dire des bêtises. On a peur de se tromper, de ne pas avoir compris le sens. Mais comme je l’ai mentionné tantôt, la littérature, c'est un objet qui très équivoque, un mouvement qui est instable. L'idée, c'est de dire : « Le texte m'a fait cet effet-là. » Et après ça, de vraiment partir de cet étonnement, de cet effet-là et ensuite de travailler le texte aussi, à partir de sa perspective. Je dis ça aussi à mes étudiants : « Quand il y a des passages qui vous dérangent ou quand vous êtes surpris, il faut s'étonner. » Moi, j'essaie de cultiver beaucoup aussi une approche qui est ancrée… C'est peut-être mon côté physiothérapeute, tout ça. Mais je suis quand même très près du corps comme mon parcours peut le laisser montrer. Mais il faut se laisser toucher, déstabiliser et ensuite de ça ne pas avoir peur au début, oui, de travailler avec ses affects, pour du moins désamorcer un peu le rapport qu'on a avec un objet, comme par exemple la littérature, parfois opaque, qui intimide. Et je dis aussi à mes étudiants par rapport à ce défi… Je leur cite souvent Kafka, un célèbre écrivain austro-hongrois, qui disait dans une lettre à un de ses amis qu’un bon livre, c'est souvent comme un coup de poing sur le crâne. Un bon livre, c'est un coup de hache dans la mer gelée de notre sensibilité. Bon, c'est du langage poétique, mais un peu pour dire qu’en littérature, oui, on parle de langage, mais on parle aussi d'affect. 

C'est là qu'on se retrouve directement dans la première acception de ce qu'est l'empathie. Oui, l'empathie, c'est de compatir, d'éprouver de la sollicitude. Mais c'est aussi une capacité à ressentir, une capacité par le fait même, à se mettre à la place de l'autre. En travaillant la littérature de cette façon-là, non seulement on la décloisonne d'une idée de haute culture et de connaissance très institutionnalisée. On pensait qu’il faut être sorbonnard, tout ça, dans les grandes universités, pour parler de ces textes-là. Mais non, justement, c'est de légitimer un peu la perspective… « Le texte m'a fait cet effet-là », comme par exemple d'autres choses dans la vie peuvent nous faire effet et de dialoguer à partir de ça. Donc, de ne pas entrer avec l'idée d'un savoir préconçu ou d'un but préconçu, mais d'ouvrir le partage à partir de sensations qui ne sont pas encore dans le langage, qui ne sont pas encore dans le savoir.

Christian
Pour poursuivre rapidement, je vais aller dans le même sens. Ça ne vous étonnera pas de mes réponses précédentes, mais il faudrait peut-être ajouter qu’il ne faut pas simplement décloisonner les savoirs, il faut faire en sorte que l'université soit aussi quelque chose qui soit accessible, en dehors des murs de cette dernière. Mais aussi, je dirais de changer les savoirs de place d'une certaine manière. Par exemple à l'intérieur des organisations syndicales, j'ai proposé que des clubs de délibération ne soient pas uniquement associés à des questions syndicales. Je leur ai dit : « Il doit y avoir des questions politiques, bien sûr, puisqu’on a du mal à imaginer comment on peut penser le syndicalisme en dehors de considérations politiques. Mais ça pourrait être aussi par exemple, ça pourrait être justement un club de lecture littéraire et pas nécessairement un club de lecture sur des ouvrages engagés, par exemple. »

Là encore, pourquoi ? Parce que je suppose en fait que dans la mesure où les vocabulaires, les concepts, je dirais la panoplie des émotions, les qualités morales, etc., tout ça participe, en fait, d'une configuration sociale qui dépasse notre seul cadre professionnel, par exemple, ou alors notre seul cadre disons des choses qui nous préoccupent dans l'immédiat.

Je suis, par exemple, professeur de philosophie politique et marié avec enfants, etc. Ce qui ne veut pas dire que je me réduis à être un père de famille, professeur de philosophie politique et intellectuel, etc. Il pourrait y avoir, par exemple, un ensemble de considérations qui, jusqu'à maintenant, ne sont pas venues à l'esprit mais qui vont nourrir à la fin ma personne, mais aussi mes échanges avec les autres. Et je juge très important de déjouer les mécanismes sociaux qui tendent à faire en sorte que nous nous enfermons dans des espèces de, disons, de représentation des choses qui sont liées uniquement à notre environnement immédiat. Et là, ça suppose une plus grande médiatisation justement, c’est-à-dire ça suppose de sortir de notre rapport immédiat aux choses et d'être confronté, non pas simplement à des opinions contraires aux nôtres, mais simplement à des visions que nous n'aurions peut-être pas eues si nous n'en avions pas, disons, perçu l'existence ou même la pertinence.

Ça suppose aussi des déplacements sociaux. Je pense qu'un des problèmes de notre société, c'est que les individus sont enfermés dans des classes sociales, ce qui fait en sorte qu'ils réfléchissent en fonction de ces classes sociales et très souvent, en fait, ne sont pas en mesure même de concevoir un certain nombre de problèmes tout simplement parce que ces problèmes sont totalement étrangers à leur réalité. Et là, ça pose de très sérieux problèmes. Pour faire le lien avec ce que Benjamin disait tout à l'heure au sujet du corps, on pourrait reprendre par exemple le cas de personnes handicapées ou des personnes en situation de handicap, mais aussi des personnes en situation de problèmes de santé mentale. Et là, il y a toute une série d'enjeux, là encore qui sont invisibilisés par nos structures sociales. Donc, dans un premier moment, je dirais réussir à déplacer les savoirs d'une certaine manière, pour éviter justement qu'on s'enferme dans des représentations faites sur mesure, que nous faisons sur mesure pour nous-mêmes, mais aussi confrontation des expériences d'une certaine manière.

Et là, ça, c'est quelque chose qui est beaucoup plus difficile à concevoir. C'est facile d'imaginer, pas seulement imaginer… Ça existe dans les films hollywoodiens où on fait de quelqu'un qui est un itinérant, une personne extrêmement riche et d'une personne extrêmement riche, quelqu'un qui est une personne itinérante. Mais en dehors de quelques lubies hollywoodiennes, l'expérience des injustices, c'est quelque chose de très difficile à concevoir et très difficile à penser de façon à ce qu’il y ait une ouverture à des problèmes, à des problématiques sociales. Ça ne demande pas simplement des mécanismes d'empathie, ça demande vraiment des changements de paradigmes intellectuels, quelque chose qui est, qui m'apparaît essentiel et qui m'apparaît vraiment un défi important.

Sophie
Merci. Très rapidement, pour terminer : avez-vous un livre, un article, une vidéo, un balado, ou tout autre média qui a influencé votre point de vue, que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Benjamin
C'est une bonne question. Je dois dire que j'ai eu du mal à y répondre parce que comme littéraire en tout cas, je n'ai jamais fini de lire. Mais finalement, c'est aussi l’idée de me prêter au jeu, et peut-être un peu comme le disait Christian, c'est vraiment de lire une grande diversité de textes. En littérature, il faut essayer de sortir de sa zone de confort. Moi, je pense que tout d'abord, c'est une idée que la littérature, que l'art, les balados, les médias, les articles, ça nous permet, mais de vraiment ne pas nécessairement aller se valider, mais au contraire se défier ou justement de voir un peu des perspectives différentes pour toujours se mettre en mouvement. Donc, vraiment une grande pluralité de textes, mais de gens différents qui ne cherchent pas nécessairement à conforter et à consolider son propre point de vue. Personnellement, je n’essaie pas de conforter mon point de vue. Je prends souvent aussi cette métaphore un peu de cette espèce de ligne de fuite, donc c'est vraiment de voir aussi comment le point de vue, c'est aussi quelque chose qui se déplace, quelque chose qui fuit. Et c'est quelque chose qui se transforme en justement... Donc accepter aussi que peut-être, des fois, on peut changer d'idée, en voyant une autre réalité.

Pour ce qui est du livre que je suggère, il m’avait quand même beaucoup impressionné. C'est un court livre qui s'appelle Hors de moi. C’est écrit par la philosophe française Claire Marin. C’est le récit de sa maladie chronique, un récit quand même difficile. Le titre le dit : Hors de moi. Donc, c'est toute cette idée, cette expérience-là de Marin qui dit que la maladie, finalement, l'a fait sortir de son corps, et que son intimité lui est interdite. Donc le livre commence avec une phrase qui peut être assez choquante. Mais elle dit : « Il n'y aura pas de fin heureuse, autant le savoir d'emblée. » Donc, cette idée, oui, qu'elle embrasse le récit de sa maladie, pas nécessairement dans un but de salut ou de guérison ou de résolution, mais de vouloir partager finalement, comment le corps, son corps récent, le moment où les possibles disparaissent un peu autour d'elle.
Elle parle aussi des moments où la maladie est exaltante, où elle devient violente, où elle excite. Donc, elle propose de façon très fine – parce qu’elle a la chance aussi d'avoir une bonne maîtrise des langages – de mettre en mots une expérience très difficile qui est celle d'une douleur non seulement qui est intense, mais qui est chronique, qui n'aura pas vraiment de fin. Mais malgré tout, ce n'est pas un texte sombre, mais elle essaie aussi de pointer comment – par cette appropriation du récit et de la langue – elle peut et c'est son expression, comment elle peut faire apparaître d'autres vies. Elle nous dit : d'autres vies finissent par apparaître. 

Moi, je m'intéresse beaucoup aux approches queer, de voir finalement, quand les choses échouent, quand les choses sont en échec, comment on peut aussi le transformer en potentialités de création. Donc, Hors de moi de Claire Marin, c'est vraiment quelque chose qui m'avait beaucoup frappé parce qu'elle m'a fait découvrir un moment d'une façon que je ne connais pas, mais aussi qui me montre aussi comment le travail sur le langage et la littérature peut créer d'autres possibilités de vie, si on veut.

Christian
Comme je suis un grand marcheur, j'écoute beaucoup de podcasts. Et l’un de ceux que j'écoute régulièrement c’est Media Indigena. J'écoutais beaucoup, peut-être un peu moins ces derniers temps, Democracy Now l'émission de Amy Goodman, qui elle aussi est disponible en version podcast.

Beaucoup aussi de podcasts évidemment liés à ma profession et l'un des plus importants peut-être est Philosophy Bites. (« Bouchées de philosophie » pour le traduire.) Ce sont des podcasts très courts de dix, quinze minutes, qui portent sur différents enjeux en philosophie contemporaine, qui me semblent très bien faits.

Et pour ce qui est des livres, alors là, j'ai un très sérieux problème, parce que voyez-vous, je suis un ancien libraire, et je pourrais vous parler pendant des heures et des heures de différents livres. Je tenterai de me limiter à quelques exemples. Pour moi, le livre le plus important qui a compté, je dirais dans ma vie, mais enfin, là, c'est vraiment quelque chose qui relève de l'intimité – je ne sais pas dans quelle mesure est-ce que ça compterait pour tous – c'est un roman de Peter Weiss qui s'intitule L'Esthétique de la résistance, un moment écrit dans les années 1970 en Allemagne et qui porte sur la période, disons en gros des années trente jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre, qui est vraiment une forme d’hommage à Dante et à La Divine Comédie, tout en étant un grand roman engagé. C'est un peu comme si Proust écrivait en ayant en tête Bertolt Brecht si vous voulez. C'est loin d'être un roman qu'on aborde facilement, mais c'est vraiment pour moi une prose absolument éblouissante. J'allais me risquer sur d'autres romans, mais je vais m'arrêter tout de suite.

Mais sinon, je dirais que la plupart des livres philosophiques que je lis sont un peu comme des marteaux, des vis et des boulons, c’est-à-dire que je n'ai pas de fétichisme pour ces livres. J'ai de la reconnaissance pour leurs auteurs, mais ils pourraient disparaître de ma bibliothèque sans que ça me gêne trop, en fait. Je remplace les boulons et vis par d'autres.

Bon, il y a certains avec lesquels j’entretiens un commerce plus régulier dans les contemporains et peut-être un des livres qui m'a le plus marqué au début de ma carrière d'enseignant, c'est le très célèbre livre de Peter Singer, Questions d'éthique pratique. Singer est un personnage controversé avec lequel je suis en désaccord sur bon nombre de choses, mais qui a une très, très, très grande valeur pédagogique et qui à mon avis, sait très, très, très bien présenter les choses de façon à ce que nous puissions voir immédiatement ce qui est au cœur d'un problème et ce que je dirais, ce que je trouve fascinant surtout dans les premiers livres de Singer, c'est que sous des apparences de simplicité, en fait, on peut, lorsqu'on commence à déplier les volets de l'argumentation, on voit que c'est beaucoup plus complexe. Et en fait, dès lors qu'on voudrait lui faire une critique en croyant qu'il a oublié ceci ou négligé cela, on s'aperçoit que le texte contient les réponses. Et ça, je trouve ça extraordinaire. C’est-à-dire comment (j'en reviens à la discussion que nous avions tout à l'heure par rapport à la communication) présenter les choses de manière simple, sans les simplifier ? Et ça, c'est quelque chose qui me paraît extrêmement important, c’est-à-dire comment les présenter dans leur respect premier, de façon à ce qu’ensuite, on puisse les déplier, voir que ce qui au départ apparaissait comme une proposition simple est en réalité une proposition complexe qui demande simplement à être découverte par la lecture et par l'interprétation.

Voilà peut-être ce que je vois très souvent, c’est-à-dire que j'identifie bon nombre de textes, notamment, par exemple chez les grands chroniqueurs des médias où on voit une opinion brute. Mais lorsqu'on la déplie, on voit qu'il n'y a rien derrière. C’est-à-dire que tout ce qu'on voit, c'est tout simplement quelque chose qui frappe, qui choque, mais qui ne contient rien en soi. Or, ce qui m'intéresse, au contraire, c'est de voir comment se déploie quelque chose. Et là, je trouve qu'il y a des textes qui ont vraiment des qualités extraordinaires. En littérature, étonnamment, c'est, je dirais que c'est vraiment la recherche de quelque chose de complètement différent comme langage.
En fait, je dirais que le modèle disons des Éditions de Minuit, de petites phrases courtes en général, ça m'agace. En même temps, j'ai des auteurs… Je pense à Beckett, qui est un de mes auteurs fétiches et dont je ne saurais me passer. Donc, voilà, j'ai déjà été trop long. Voyez, c'est le problème de ce genre de questions et je m'en excuse.

Sophie
Alors merci beaucoup pour des échanges stimulants. Vous avez mis la barre très haut pour cette série de balados, et je vous en remercie. J'ai été enchantée par nos échanges. 

Christian
Merci à vous.

Benjamin
Merci beaucoup.