Espaces de courage : déclaration d’engagement à l’action

COVID Declaration podcast episode FR

 

avec Valerie Pringle, Beverley McLachlin, Eric Meslin and Vardit Ravitsky

 

Beverley McLachlin, ancienne juge à la Cour suprême du Canada, Vardit Ravitsky, professeure à l’Université de Montréal, et Eric Meslin, président du Conseil des académies canadiennes, se joignent à Valerie Pringle pour discuter de la Déclaration élaborée par le Comité sur les impacts de la COVID-19.

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Valerie Pringle : La pandémie de COVID-19 a montré notre grande vulnérabilité collective face à l’émergence soudaine d’un virus nouveau et puissant, mais aussi certaines inégalités sociales dans cette vulnérabilité à cause de la façon dont notre société traitait ces groupes avant le début de la pandémie. Il y a plus d’un an, la Fondation Pierre Elliot Trudeau a mis sur pied le Comité sur les impacts de la COVID-19 dont la mission est d’observer la situation et de proposer des solutions aux problèmes auxquels les communautés du pays sont confrontées. Le comité présente maintenant ses conclusions dans sa déclaration d’engagement à l’action, et a publié un document et une toute nouvelle série de balados mettant en vedette des discussions en tête-à-tête avec ses membres. Nos invité.e.s, qui siègent au comité, ont soulevé de nombreux problèmes desquels le Canada et le reste du monde doivent s’occuper. Laissez-moi vous les présenter. Vardit Ravitsky est fellow 2020 et présidente du Comité sur les impacts de la COVID-19.

 

Vardit Ravitsky : Bonjour, Valerie. Très heureuse d’être là. 

 

Valerie Pringle : Beverley McLachlin, mentore 2020.

 

Beverley McLachlin : Bonjour. Très heureuse d’être avec vous aujourd’hui. 

 

Valerie Pringle : Et enfin, Eric Meslin, aussi mentor 2020. 

 

Eric Meslin : Heureux d’être là, Valerie, merci beaucoup. 

 

Valerie Pringle : Je crois que la citation suivante résume bien le défi qui nous est lancé dans la déclaration : « Notre monde post-COVID ne devrait pas être un retour à la “normalité” d’avant. » Selon vous, qu’est-ce qui domine la liste des choses appartenant à la normalité d’avant vers lesquelles nous ne devrions pas revenir, et pourquoi? Par quoi devrait-on commencer? Eric, allez-y d’abord. 

 

Eric Meslin : Merci, Valerie. Je crois que de toute évidence, il ne faut pas revenir à la normalité d’avant où les centres de soins et les établissements de soins de longue durée manquaient gravement de financement, de personnel et de préparation face à des crises comme la COVID-19 et, comme la pandémie l’a montré, où régnaient toutes sortes de problèmes d’accès à des soins de qualité, notamment pour les aîné.e.s. Il était évident, à mesure que la COVID-19 prenait de l’ampleur, que ces problèmes n’étaient pas seulement des points chauds d’un point de vue épidémiologique, mais qu’ils exposaient la fragilité, les failles d’un système qui, pendant trop d’années, avait été négligé, avait peut-être passé sous le radar. J’espère sincèrement que nous ne reviendrons pas à ce genre de normalité. 

 

Valerie Pringle : Vardit. 

 

Vardit Ravitsky : Je suis totalement d’accord avec Eric, et pour renchérir sur la question des groupes très vulnérables de notre société, la déclaration indique que « l’on reconnaît la grandeur d’une société à la façon dont elle traite ses citoyens les plus faibles. » La pandémie a mis en lumière la façon dont des années de discrimination, de racisme systémique et de désavantages socioéconomiques ont marginalisé ces groupes et les ont placés dans une situation où la pandémie a eu des conséquences beaucoup plus graves pour eux. Nous avons vu les chiffres. On pense bien sûr aux Autochtones qui souffrent d’un manque de financement pour des besoins essentiels comme l’hébergement et l’eau potable, ce qui augmente le taux d’autres maladies, les rendant encore plus vulnérables à la COVID. Mais j’aimerais souligner que d’autres groupes, comme les personnes ayant un handicap, les personnes détenues – dont les terribles conditions ne peuvent qu’amplifier l’effet de contagion – et les personnes sans-abri, se sont retrouvées en position de vulnérabilité pendant le confinement. Que se passe-t-il lorsque tu n’as pas de maison, lorsque tu vis dans la pauvreté? Lorsqu’on vit à plusieurs dans un espace très exigu ou même dans une petite maison, par exemple, les femmes et les enfants sont plus vulnérables à la violence familiale. Parce que lorsqu’on est coincé dans un petit espace avec quelqu’un qui a déjà commis des agressions et que tout le monde est plus stressé, forcément, la violence familiale augmente. De nombreux groupes de la société méritent plus de protection, de fonds, d’aide gouvernementale et de soutien social. La pandémie nous ouvre vraiment les yeux. Elle nous pousse à nous demander ce que nous pouvons faire pour mieux soutenir et mieux protéger les plus vulnérables, pour le bien-être collectif.

 

Valerie Pringle : Beverley, qu’est-ce que la pandémie vous inspire comme changements à apporter maintenant et plus tard? 

 

Beverley McLachlin : Deux choses. La première, c’est qu’il nous faut voir la justice au sens large. Ce n’est pas qu’un palais de justice et une prison et ce genre de choses, de simples infrastructures institutionnelles. Il faut voir la justice comme une entité axée sur la personne. Ce que la pandémie nous a vraiment rappelé – nous le savions déjà, mais en parlions peu –, c’est que la justice prend une importance personnelle dans la vie des gens. C’est pour ça que nous pratiquons le droit. Lorsqu’on voit les personnes vulnérables, les femmes qui sont menacées, victimes de violence, lorsqu’on voit la corrélation entre les problèmes de santé et les démêlés avec la justice chez une personne, dans des situations comme l’itinérance par exemple, on s’aperçoit que la justice n’est pas un concept abstrait. La pandémie nous montre que ces personnes sont réelles et qu’elles souffrent. Une partie du problème est qu’on le voit rarement. Si on parvient à régler ce problème, en leur offrant un toit ou en annulant les faits reprochés par exemple, tout le reste ira mieux. Il y a d’ailleurs un mouvement mondial pour la promotion d’une justice axée sur la personne, et il s’est beaucoup accéléré depuis la pandémie. La deuxième chose, ce sont les institutions. Elles sont encore extrêmement importantes. Ce qu’on réalise, en fait, c’est que nous travaillions avec des institutions datant du 20e siècle où tout se fait par écrit et ce qui ne l’est pas se fait devant un juge. Et tout doit se faire en personne. Et tout doit respecter certaines règles et procédures. Parfois, c’est long et coûteux. Mais ces règles et procédures étaient vraiment importantes. Maintenant, nous voyons qu’il faut moderniser le système judiciaire. Il y a beaucoup de bon dans le système. Je ne veux pas cesser les procès en personne, mais à bien des égards, les technologies de l’information pourraient améliorer le système et faciliter la collaboration entre les tribunaux. On les appelle les « cybertribunaux ». Les gens en retirent une plus grande satisfaction. Bref, on réalise qu’il faut repenser notre appareil judiciaire. Il faut le rendre plus convivial dès le départ pour aider les gens qui n’en connaissent pas tous les rouages, qui ne peuvent peut-être pas se payer un.e avocat.e.

 

Valerie Pringle : Il y a tant de sujets intéressants à débattre, tant de leçons à tirer de ce qui ne fonctionne manifestement pas. Eric, hormis les soins aux aîné.e.s, quelles sont les autres priorités d’après vous? 

 

Eric Meslin : Nous venons d’entendre mes amies Berverley et Vardit, et je ne peux m’empêcher de penser que la pandémie de COVID-19 a révélé comment on fonctionne encore. Beverley a parlé d’un système datant du 20e siècle en matière de justice. Je dirais plutôt qu’il date du 19e siècle. Nous fonctionnons encore en vase clos. On traite les personnes, les populations et leurs milieux de vie isolément les uns des autres. On parle des centres de soins et des établissements de soins de longue durée comme s’ils n’appartenaient pas au réseau hospitalier, aux services externes, au réseau de santé communautaire. On s’intéresse depuis longtemps à la médecine personnalisée. On peut faire ici un parallèle avec ce dont Beverley parlait tantôt, la justice axée sur la personne. Si je fais cette observation en guise d’entrée en matière, c’est que, franchement, je crois que l’un des constats les plus révélateurs, sinon accablants, de la pandémie, c’est notre incapacité systématique à tirer des leçons du passé.

 

Valerie Pringle : Pourquoi donc? Pourquoi est-ce si difficile de tirer des leçons du passé? La logique voudrait que ce soit la première chose à faire pour bien se préparer, non?

 

Eric Meslin : Je soupçonne qu’il existe quelques raisons. Pour être gentil, je dirais que ce n’est pas facile de se préparer à l’imprévisible, que planifier des événements improbables n’est pas une grande priorité sociale. C’est difficile pour un gouvernement aussi. On se concentre sur ce qui est devant soi, sur ce que l’on voit, sur la suite des choses, la prochaine élection peut-être, le prochain budget, une importante décision politique qu’il faut prendre. Et le public, à sa défense, a beaucoup de mal à prendre de dures décisions concernant des imprévus. Il existe une tonne d’incertitudes. Ça, c’est la réponse gentille. L’autre réponse, c’est que nous n’avons pas appris comment tirer des leçons du passé lorsqu’elles se traduisent par de mauvaises nouvelles, lorsqu’elles signifient qu’il faut investir énormément d’argent dans la planification et la préparation de l’avenir. Nous ne sommes pas faits comme ça. Regardez ce qui se passe à propos des risques transmis sur les vaccins. Nous consacrons une grande partie de notre attention à examiner les risques de thromboses qui sont évalués à un cas sur 100 000 environ, alors qu’il existe des médicaments bien connus comme la pilule contraceptive où le risque de thrombose s’élève à un cas sur 1 000. Pour mettre les choses en perspective, je crois que nous avons du mal à apprendre comment tirer une leçon. Nous ne savons pas quelle leçon nous sommes censés tirer de l’épidémie de SRAS. Manquait-il d’infirmières? Aurions-nous dû fermer les frontières? Nous n’avons pas mis au point un bon processus décisionnel concernant les leçons les plus importantes à retenir, qui devrait les enseigner et qui devrait s’assurer que des leçons ont été tirées. Cela semble très théorique, mais je ne pense pas qu’il soit difficile d’expliquer concrètement la raison de cette difficulté.

 

Valerie Pringle : Vardit, comme vous présidez ce groupe et avez rédigé la déclaration,  vous avez une vue d’ensemble, vous connaissez les leçons à tirer dorénavant, particulièrement grâce à votre parcours professionnel.

 

Vardit Ravitsky : Vous savez, Valerie, je suis d’accord avec toutes les raisons qu’Eric a données, mais j’en vois une autre. Voyez comment la nature humaine est faite : on sait qu’on peut sauver des vies par la prévention, par des interventions en amont, mais on ne le fait pas, car ce n’est pas concret. Il faut pouvoir mettre un visage. En ce moment, nous n’avons que des chiffres, que des projections. On a tendance à investir lorsque la personne est malade, devant nous, lorsqu’on peut se transformer en superhéros et lui sauver la vie. Notre société investit toujours plus d’argent dans le système de santé pour corriger les problèmes au lieu d’investir dans la prévention pour éviter d’hospitaliser les gens. Avec la pandémie, j’espère que nous comprendrons enfin, comme population, comme société, que la prévention sauve aussi des vies. On peut maintenant montrer des chiffres entourant le port du masque, démontrer que les chiffres fluctuent en fonction de l’application de mesures sanitaires. Il n’y avait pas beaucoup d’interventions médicales au début de la COVID. Nous nous sommes concentrés sur les mesures sanitaires et nous savons qu’elles ont été efficaces. À mes yeux, une normalité à laquelle il ne faut pas revenir, c’est le manque de financement en santé publique, le manque de compréhension du grand public sur l’importance de se préparer à la prochaine pandémie. J’espère que nous adopterons une nouvelle normalité en soutenant publiquement, politiquement et financièrement les mesures de prévention. Mieux vaut prévenir que guérir.

 

Valerie Pringle : Concernant les initiatives en matière de justice dont vous parliez, Beverley, quels sont les obstacles? Et comment peut-on les surmonter? 

 

Beverley McLachlin : Je ne sais pas si on y parviendra, mais je suis entièrement d’accord avec ce qu’Eric et Vardit ont dit sur la difficulté de sortir les gens du concret pour les amener dans l’abstrait, comme un plan de prévention. Nous ne sommes pas très bons là-dedans, mais l’humain est un être rationnel, il peut planifier lorsqu’il le faut. À preuve, les meilleures entreprises préparent leur avenir en rédigeant des plans d’affaires détaillés en fonction des risques. Pourquoi nos gouvernements et la société dans son ensemble ne le font pas, en démocratie, voilà la question. Je crains qu’il y ait une forte mouvance vers le retour à la normalité d’avant plutôt que vers un vent de changement. La pandémie a révélé bien des choses. Je la surnomme « la grande révélation ». Elle a révélé nos faiblesses. Notre système de justice du 19e ou 20e siècle gagnerait à être modernisé. Tout n’est pas à jeter aux oubliettes. Notre système judiciaire a du bon. Mais il faut le rendre plus efficace, plus au service des gens.

 

Valerie Pringle : Je m’adresse à vous trois. Vous devez constamment entendre des gens dire, au hasard d’une conversation : « J’ai tellement hâte que les choses reviennent à la normale! » Dans ces moments, sautez-vous sur l’occasion de leur dire « Minute, un instant. Pensez à ce que vous demandez. C’est notre chance de redéfinir notre avenir, de refaire nos devoirs »?

Eric Meslin : Je pense que vous avez mis le doigt sur quelque chose. D’une part, on pourrait ne pas vouloir revenir à la normalité d’avant parce qu’elle est horrible, mais d’autre part, on pourrait vouloir y revenir parce qu’on n’en peut plus de cette nouvelle normalité. Comme lors de tout grand bouleversement social, ce n’est pas facile de savoir de quel côté se ranger. Je pense que quand les gens implorent de pouvoir revenir à la normale, c’est dans l’optique de cet « avant » où chaque décision n’était pas lourde de conséquences. Il y avait une sorte de pilote automatique, une sorte d’aisance, une manière habituelle de vivre sa vie qui était intuitivement moins stressante, même si en réalité elle ne l’était pas. L’idée de ne pas se soucier de porter un masque ou de garder ses distances… C’est épuisant de toujours penser à chacun de ses moindres gestes. Je crois que c’est ce que les gens veulent dire par là. Je ne suis pas sceptique envers les gens qui disent : « Peut-on revenir à la normale? » Je crois simplement qu’il nous faut reconnaître que certaines personnes n’en peuvent plus d’avoir à prendre des décisions et de se demander ce qui arrivera ensuite, et si on peut enrayer cette forme d’incertitude. Je pense que les gens se sentiront un peu mieux s’ils peuvent saisir les occasions que nous venons de décrire.

 

Beverley McLachlin : Effectivement, je crois aussi que c’est une question d’attitude. Nous avons beaucoup appris. Nous savons que même si nous avons hâte de socialiser, parce que c’est dans la nature humaine, nous ne le ferons plus tout à fait de la même manière. La même règle s’applique, je crois, à la prise en charge des personnes vulnérables, qu’elles soient âgées ou non. Nous donnerons encore des soins de base, mais nous ne le ferons plus tout à fait de la même manière. En le présentant comme ça, on évite de véhiculer un message crève-cœur. Sans vouloir être exagérément optimiste, je crois que c’est la bonne approche à prendre. Il faut prendre des mesures, tantôt petites, tantôt grandes, parfois ce sera de l’argent, parfois des infrastructures, mais il faut corriger le tir. Nous allons réoutiller certains de nos mécanismes dans les institutions.

 

Valerie Pringle : Vardit, aimeriez-vous ajouter quelque chose?

 

Vardit Ravitsky : Absolument. Revenir à la normale ou ne pas revenir à la normale? Là est la question. Comme on dit toujours en éthique : ça dépend. Je pense que tout le monde veut embrasser ses parents, ses proches, ses ami.e.s comme avant. Je pense que tout le monde veut retourner au restaurant, à la plage, au gym, ou repartir en voyage. Toutes ces choses qui nous ont terriblement manqué au cours de la dernière année. Oui, nous voulons revenir à la normale en ce qui a trait à la vie sociale, à la vie culturelle. Les musées, les concerts, les salles de cours nous manquent. Mais en ce qui concerne les structures sociales, les obstacles systémiques que certaines personnes ont dû traverser contrairement à d’autres, des gens très privilégiés, il est temps de reconnaître ces profondes différences, de les combattre, de les rejeter et de bâtir un monde nouveau qui favorise l’égalité d’accès aux activités plaisantes, d’une part, mais aussi aux besoins fondamentaux propres à la vie humaine. Les iniquités ne sont pas une fatalité. C’est un problème qui peut être résolu. 

 

Valerie Pringle : Eh bien, je vous félicite sincèrement pour votre travail et pour cette déclaration d’engagement à l’action. C’est un texte profond. Vous y avez grandement contribué. Merci de vos réflexions d’aujourd’hui. Merci de vos travaux sur ces questions. J’espère que vos mots trouveront un écho. Merci beaucoup. Ce fut un plaisir de m’entretenir avec vous. J’étais en compagnie de Vardit Ravitsky, de Beverley McLachlin et d’Eric Meslin. Merci de votre écoute. Ici Valerie Pringle.