La bioéthique pendant la pandémie

 

Avec Eric Meslin and Vardit Ravitsky

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravistky : Ces six derniers mois, des centaines de millions de personnes ont fait la file pour recevoir un vaccin contre la COVID-19, une opération marquée par des doutes et des craintes, quelques pénuries et un blizzard d’études scientifiques. Pour Eric Meslin, président du Conseil des académies canadiennes et mentor 2020 à la Fondation Pierre Elliott Trudeau, une grande question se pose : comment la vitesse fulgurante à laquelle le vaccin a été mis au point et distribué changera-t-elle la suite des influences réciproques entre les considérations éthiques, politiques et scientifiques ? 

 

Eric Meslin : Bien honnêtement, je crois que tout le monde a été surpris de la vitesse à laquelle le vaccin a été mis au point, de la vitesse à laquelle il a été examiné par les organismes fédéraux de réglementation, de la vitesse à laquelle il a été fabriqué. C’est sans précédent. J’insiste, vraiment. C’est absolument sans précédent. Même les spécialistes en bioéthique, souvent assez conservateurs, dans leurs mises en garde et analyses rigoureuses pendant la conception et la réalisation de recherches impliquant des sujets humains, même ces spécialistes exprimaient leurs réserves, voire leurs inquiétudes, pour essayer de diminuer les attentes démesurées envers le vaccin.Et pourtant, nous voici, un an plus tard, on ne se demande plus s’il y aura un vaccin un jour. On se demande « parmi les cinq, six ou sept vaccins, lesquels sont les meilleurs? Lesquels sont sûrs, efficaces? » C’est absolument fascinant, presque ahurissant, de tenir un tel discours seulement un an plus tard. Je pense que cette situation a soulevé une série de vieilles questions éthiques sur les problèmes qui se posent lorsqu’on prépare et mène des recherches, sur les vaccins en particulier. N’oublions pas qu’il n’y a toujours pas de vaccin contre le VIH, près de 40 ans après la découverte de cette maladie. Ce qui a fait deux choses, je crois. Premièrement, la situation présente nous amène à revoir notre définition de rapidité en matière d’éthique et de prudence. Deuxièmement, elle a donné lieu à d’intéressantes stratégies auprès du public et de la classe politique. Quel est le rôle de la bioéthique et quelles sont les questions à considérer?

 

Vardit Ravistky : Comment voyez-vous l’interrelation entre la science, la politique ou les politiques ? La science a progressé à une vitesse folle, les politiques ont suivi au même rythme. D’après vous, quel a été l’effet sur le public ?

 

Eric Meslin : Le lapsus freudien que vous avez commis, en disant la politique ou les politiques, n’était pas si freudien, en fait. Vous avez plutôt mis le doigt sur le problème. Je ne veux pas revenir sans cesse sur le fait que la science est géniale, même si je suis évidemment un grand admirateur de la science, mais il est important de se rappeler que si, d’une certaine façon, tout s’est passé très vite d’un point de vue scientifique, le développement du vaccin est le résultat d’un long et laborieux et impressionnant travail de recherche. Des travaux faits en laboratoire, des travaux qui s’échelonnent sur de nombreuses années, d’importantes études scientifiques en génomique, en épidémiologie. Il ne faut pas oublier que cette percée scientifique ultrarapide n’est pas arrivée du jour au lendemain.Il faut savoir comment la science et les politiques fonctionnent. La science ne dicte pas quoi faire. La science donne les faits. Ce sont les responsables politiques qui les interprètent et décident quoi en faire. Ce que je constate et comprends, quoiqu’un peu frustrant, c’est que même la crème de la crème de notre classe politique a du mal à expliquer cette évolution rapide de la science. Nous sommes à un point où le vaccin est considéré comme étant efficace à 70 %, et le reste du message se perd. Efficace en quoi? Pour prévenir les hospitalisations et les décès, ce qui est bien différent de prévenir les infections. Les nuances scientifiques se perdent souvent dans le message des politicien.ne.s, même les plus éloquent.e.s. Pour les autres, c’est pire encore. Il n’y a donc rien de surprenant dans la frustration du public. Ici, en Ontario, nous n’avons pas les mêmes problèmes que l’Alberta, la Saskatchewan ou la Nouvelle-Écosse en ce qui concerne la disponibilité des doses. L’un des problèmes de la triangulation, je crois, c’est que la science fournit des données incomplètes en temps réel, et que ces données changent au fil des semaines, des mois. Ce phénomène déclenche toutes sortes d’interventions politiques ou de recommandations des autorités de santé publique, ce qui déclenche toutes sortes de réactions dans la population. D’où la confusion, la frustration. Je pense que c’est ce qui arrive maintenant, un an après, malgré le caractère phénoménal de la science qui nous a permis d’en arriver là. 

 

Vardit Ravistky : J’aime le fait que vous souligniez que cette science phénoménale que vous et moi admirons n’est pas le fruit de la pandémie, que les vaccins sont plutôt le fruit de nombreuses années de développement. D’un certain sens, la table était déjà mise. Que pensez-vous de notre taux de préparation dans d’autres secteurs ?À votre avis, vous qui participez à ces discussions depuis longtemps, étions-nous préparé.e.s? Aurions-nous pu mieux nous préparer ? 

 

Eric Meslin : Encore une fois, voilà deux bonnes questions. Étions-nous préparé.e.s? Aurions-nous pu mieux nous préparer? La réponse à la dernière question, c’est oui. C’est la réponse facile. On peut toujours s’informer davantage, se préparer davantage. Je n’ai pas d’exemple parfait, car chaque épidémie, chaque éclosion est unique à certains égards.Mais la société était-elle vraiment prête à affronter une telle pandémie, à ce moment-ci de son histoire, à affronter un nouveau coronavirus ? Ce n’est pas notre premier coronavirus. Il y a eu beaucoup d’épidémies causées par un coronavirus. Ce n’est pas un agent biologique inhabituel, mais je crois que la santé publique, notre structure politique et donc la plupart des structures politiques au monde, n’étaient pas toutes aussi prêtes à prendre des décisions difficiles. C’est ce qui est le plus étrange, en fait. Nous pensions que la science aurait la tâche la plus dure, mais finalement, elle avait la plus facile. À preuve, six ou sept vaccins sont déjà prêts. Qu’est-ce qui était le plus difficile? Les décisions entourant la signature de contrats. Quelles étaient ces décisions difficiles? D’abord, comment décider qui recevra les premiers vaccins? Ensuite, comment réagir aux nouvelles données scientifiques? Comment choisir entre différentes options?Oui, je crois que nous étions prêts d’un point de vue scientifique, mais je ne crois pas que nous étions adéquatement préparés à faire face aux évidents problèmes d’éthique liés à la prise de décisions lorsque les données sont incomplètes ou incertaines. C’est la même leçon qui revient sans arrêt depuis des décennies, mais on dirait qu’on ne s’en sert pas. Devrait-il y avoir un comité permanent sur les pandémies au Canada? Devrait-il y avoir un système permanent d’intervention en cas d’urgence au Canada? On pourrait en parler longtemps, mais je suis très inquiet de la façon dont nous allons surmonter la vague actuelle. Idéalement, tout le monde sera vacciné. Avec un peu de chance, dans cinq ou dix ans, à la prochaine pandémie, on se souviendra. On ne se contentera pas d’avoir appris; on se souviendra de ce qui s’est passé. Je ne suis pas sceptique, mais je ne suis pas très confiant non plus. L’histoire montre qu’on a du mal à se souvenir de ce qu’on a appris.

 

Vardit Ravistky : Que peut-on faire ces prochaines années pour ne pas faire comme d’habitude, pour ne pas se dire « on verra en temps et lieu », pour préparer le terrain afin de pouvoir aborder les tensions et les dilemmes éthiques de façon éclairée, nuancée, efficace et rapide, en cas de nouvelle pandémie ?

 

Eric Meslin : Au risque de sembler un peu hérétique ou d’avoir l’air de mordre la main qui me nourrit, je suis de plus en plus convaincu qu’à moins que nous, spécialistes en bioéthique, donnions les moyens aux autres de parler de questions et de problèmes éthiques, nous serons rapidement relégués à un rôle de dernier plan, une simple chaise à la table des discussions. On nous demandera « parlez-nous des problèmes d’éthique ». Quelqu’un lèvera alors sa main pour dire « voici les problèmes d’éthique ». Il faut faire mieux. Comme je disais, il faut donner les moyens aux autres de comprendre ces problèmes, de s’y préparer et de se préparer à y répondre.Tout le monde peut parler de bioéthique, car ces questions déterminent nos choix de valeurs et nos décisions. Ce qui m’inquiète, c’est qu’à force de nous spécialiser comme domaine, nous deviendrons un simple point de repère pour les données, une seule voix dans une mer de voix. Je crois qu’il nous faut apprendre certaines choses. D’abord, il faut former et former la relève pour qu’elle puisse traduire notre mission, nos valeurs, nos soucis et nos problèmes d’éthique en technologies de communication utiles, en stratégies de politiques utiles. Un peu comme Harry Truman l’a déjà dit : « C’est étonnant ce que l’on peut accomplir s’il nous est égal de voir qui s’en verra attribuer le mérite ». L’idée, ce n’est pas que les bioéthicien.ne.s s’attribuent le mérite d’avoir réglé les problèmes éthiques de la lutte contre l’épidémie d’influenza, de COVID-19 ou d’Ebola. La solution doit venir d’une mobilisation d'universitaires réfléchi.e.s et du public en fonction de leurs valeurs. Il faut trouver des moyens de démocratiser notre expertise, de rendre la société capable de reconnaître ces problèmes pour ce qu’ils sont, et ils ne sont pas toujours des dilemmes tragiques. Je pense qu’en tant que spécialistes, on doit se demander comment on peut contribuer au dialogue politique sur de tels sujets, particulièrement les sujets qui touchent tout le monde, surtout les plus vulnérables.La pandémie lève le voile non seulement sur les problèmes de santé publique et de la population, mais aussi sur l’interrelation entre les sujets qui touchent la santé et le bien-être de la planète. J’espère que nous prendrons cette question au sérieux, que la bioéthique de demain ne se contentera pas d’ajouter cette question à sa liste de sujets d’étude, mais qu’elle nous obligera à revoir certaines questions fondamentales que ce domaine a vu naître et à renouveler notre engagement sur ce que signifie, pour un pays ou le monde entier, se soucier de la santé et du bien-être de la planète.

 

Vardit Ravistky : J’aimerais connaître votre avis sur quelque chose. Je viens d’être invitée comme témoin experte en tant qu’éthicienne, une première pour moi, par un gouvernement actuellement poursuivi par un.e citoyen.ne à cause des mesures sanitaires mises en place. Cette personne prétend que ses droits individuels, sa liberté, sont lésés de façon contraire à l’éthique, voire à la constitution. Ce gouvernement répond que c’est ce qu’il faut faire pour protéger le bien-être collectif et promouvoir le bien commun. Évidemment, c’est l’une des grandes tensions éthiques qui caractérisent toute pandémie. Tout le monde voit sa liberté brimée. Tout le monde fait des sacrifices pour protéger les autres. Mais jusqu’où peut-on aller? À quel point peut-on demander aux gens de faire des sacrifices? Tout le monde parle de solidarité et de compassion. Mais certaines personnes n’ont pas envie d’être solidaires; or, on les y oblige. J’aimerais vous entendre là-dessus : comment allons-nous sortir de cette situation, pas seulement en ce qui concerne la vaccination, mais comme peuple, après tant d’années de privation, maintenant que nous voulons retrouver nos droits et libertés? Qu’en pensez-vous?

 

Eric Meslin : J’ai réfléchi à cette question concernant la COVID-19. Elle ne fait peut-être pas la une des journaux, mais on en parle. Que doit faire un pays qui dispose d’un surplus de doses? Doit-il les conserver en cas de besoin ou les donner à un autre pays dans le besoin? Que devrait-on faire? D’une certaine façon, le concept de philanthropie en politique publique est une version de ce à quoi John Rawls, le philosophe, faisait référence lorsqu’il parlait de justice : « [TRADUCTION] On peut juger un juge, un pays ou une société à la façon dont il ou elle traite les plus démunis. » Je pense que le débat est le suivant : la façon dont un pays décide de défendre ses propres citoyen.ne.s et les citoyen.ne.s du reste du monde en dit long sur le pays en question et sur sa population. Bref, j’en viens à la conclusion que, en ce qui a trait au surplus de doses, si j’ose dire, ce n’est pas, – et je n’aime pas cette phrase – ce n’est pas non éthique pour un pays de dire qu’il s’occupera d’abord de la santé des gens de sa nation souveraine et de son État-nation. Je n’utilise pas le mot citoyen.ne, ici. Je dis « les gens de notre pays, les gens qui sont ici, en toute légalité, peut-être même les gens qui n’ont pas de statut juridique ». Bref, s’occuper des gens à l’intérieur de nos frontières d’abord.Ce n’est donc pas inadéquat ou non éthique pour un pays de s’occuper des siens d’abord. On raconte depuis longtemps qu’intuitivement, on a tendance à s’occuper des personnes qu’on connaît bien et auxquelles on tient profondément plutôt que de celles qu’on ne connaît pas. Je tiens davantage à ma famille immédiate, à mon épouse et à mes filles qu’à la personne qui habite à quelques coins de rue de chez moi. Je ne crois pas que cela fait de moi une mauvaise personne. C’est humain, tout simplement. Mais que se passe-t-il après avoir garanti, à vous-même et à votre pays, que tout le monde – et les prochains mots sont très importants – que tout le monde a eu la chance d’être vacciné, a été vacciné s’il le souhaitait? Est-ce à ce moment qu’on se dit qu’on a demandé à tout le monde, que toutes les personnes qui le voulaient se sont manifestées et ont reçu le vaccin? Tout le monde n’est pas vacciné. Nous n’avons pas atteint l’immunité collective. Et maintenant, nous allons offrir nos surplus à d’autres pays? Ce n’est pas évident pour un gouvernement au pouvoir. Personnellement, je crois qu’un pays bien nanti comme le Canada a une obligation morale de ne pas gaspiller le surplus une fois ses besoins primaires comblés.Mais je crois qu’à l’heure actuelle, les pays s’interrogent sur ce que signifie être à la fois un État national souverain – peuplé de personnes à l’intérieur de ses frontières et à qui les élu.e.s du pays ont promis de s’occuper dans le cadre de leur contrat social – et un membre de la grande famille des nations ayant une autre obligation, distincte, mais importante : contribuer au bien-être de la planète. Et je pense que lorsque cette question sera soulevée dans le cadre de votre témoignage d’experte, ou même lorsque chaque personne y réfléchira de son côté, cet exemple nous reviendra en tête. Comment trouver le bon équilibre? Car on ne peut pas se contenter d’agir sans réfléchir. Nous allons donner le surplus de doses! D’accord, c’est un très beau geste. Devrait-on les garder en prévision des mauvais jours? Devrait-on les garder indéfiniment ou les donner? Ce sont des questions profondes qui dépassent la simple question de partager une ressource rare. La question est la suivante : veut-on être ou non un pays qui s’occupe de la population sur son territoire et qui se tourne vers le monde pour aider les pays dans le besoin ?

 

Vardit Ravistky : Merci, Eric. Très bons arguments. Beaucoup de matière à réflexion et d’informations à digérer. Vraiment, merci, Eric. J’ai adoré discuter avec vous. 

 

Eric Meslin : Tout le plaisir est pour moi. Merci beaucoup.