L’accès à la justice en temps de pandémie

 

Avec Bevereley McLcachlin and Vardirt Ravitsky

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravitsky : Les effets persistants de la pandémie et le perpétuel questionnement dans la quasi-totalité des États et des régions du monde sur la façon dont cette crise a été gérée signifient que la plupart des institutions – publiques et privées, nationales et mondiales – ont un bilan à dresser. Beverley McLachlin, ancienne juge de la Cour Suprême du Canada et mentore 2020 à la Fondation Pierre Elliott Trudeau, croit que l’appareil judiciaire au sens large doit lui aussi procéder à un réel examen de conscience. 

 

Beverley McLachlin : J’ai réalisé que notre système judiciaire n’est pas qu’un réseau de tribunaux établis par le gouvernement – et c’est important –, c’est aussi un système englobant société civile, ONG et divers groupes au service de gens ayant besoin de protections légales conformément à la constitution canadienne. Les ONG et les services de justice communautaire ont prouvé leur grande utilité dans la situation actuelle parce qu’ils s’occupent des gens sur le terrain. Les gens qui ne peuvent pas se rendre dans un cabinet d’avocats ou au palais de justice peuvent faire appel à ces organismes et services. Et heureusement, depuis l’avènement du mouvement d’accès à la justice il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, nous assistons à une pléthore de petits organismes, souvent partiellement ou entièrement financés par des sources non gouvernementales, qui viennent en aide aux femmes se retrouvant soudainement à la rue, sans domicile, avec trois enfants à leur charge. Ils aident les personnes qui traversent une crise du logement. Et ils peuvent faire une grande part du travail en conseillant ces personnes, en les assistant et en les guidant vers d’autres ressources.

 

Vardit Ravitsky : Vous attendiez-vous à une telle contribution de la part de la société civile?

 

Beverley McLachlin : J’ai travaillé avec beaucoup de ces groupes. Ils m’ont tellement impressionnée, même avant la pandémie. Ils font un travail exceptionnel, mais j’ai l’impression qu’ils ont pris en charge une grande part du travail dont les tribunaux gouvernementaux dits « officiels » n’ont pas pu s’occuper.

 

Vardit Ravitsky : J’aimerais savoir, plus précisément, et surtout selon votre propre point de vue sur la société, qu’avez-vous pensé, comment vous êtes-vous sentie lorsque la Cour a commencé à fermer ses palais de justice à cause de la pandémie? Quelles ont été les répercussions?

 

Beverley McLachlin : Dans l’ensemble, je dirais que je me suis sentie très interpellée parce que j’ai travaillé dans le système judiciaire presque toute ma vie. J’ai vu la vie d’hommes, de femmes et d’enfants être bouleversée par les décisions prises à la Cour.Les conséquences sont énormes, car l’appareil judiciaire est une grosse machine complexe. Les palais de justice sont au cœur de ce système et lorsqu’ils sont fermés, la police ne sait plus où amener ces gens. Comment peut-on demander une libération sous caution, par exemple? Si vous devez régler un différend devant un tribunal, des dossiers seront montés, des documents seront produits. C’est la base. Qu’est-ce qu’on fait lorsque le comptoir de services du palais de justice est fermé et que l’échéance approche?Qu’est-ce qu’on fait lorsque personne ne peut s’adresser à un juge, lorsque personne ne peut consulter les dossiers ? La transmission de documents par voie électronique s’est répandue. Autrement dit, les avocat.e.s et autres organismes désignés peuvent monter un dossier électronique et envoyer leurs documents en ligne. C’est le gros bon sens. C’est ce que nous faisons à la Cour suprême du Canada depuis de nombreuses années. Nous mettons au point un système. C’est long, mettre au point un système. Heureusement, dans certaines régions du pays, nous avons déjà commencé à mettre sur pied des solutions virtuelles pouvant être améliorées et élargies. Beaucoup de ces solutions ont été conclues rapidement. Elles nous ont bien servis et nous ont permis d’éviter un vrai désastre.C’est l’une des choses sur lesquelles nous ne devrions pas revenir. Maintenant que ces solutions sont intégrées aux palais de justice provinciaux et municipaux, allons de l’avant.Je ne dis pas que les salles d’audience doivent rester fermées à tout jamais, je ne plaide pas pour une justice exclusivement virtuelle. Au contraire, je pense que nous avons besoin de salles d’audience ouvertes aux médias et au public, où les jurys peuvent se réunir pour délibérer lorsque les mesures sanitaires le permettront. De salles d’audience où siège un juge. C’est notre rempart pour maintenir le respect de la primauté du droit dans toutes ses ramifications. Rien ne vaut un procès où tout le monde est présent pour débattre au grand jour.Et je pense qu’une personne accusée d’un délit grave ou d’un litige grave a droit à une justice de cette qualité. En cours de route, nous avons découvert que beaucoup de requêtes interlocutoires – concernant les documents, la divulgation, le délai dont vous disposez pour faire ceci et cela, par exemple – peuvent être traitées en ligne.

 

Vardit Ravitsky : Vous venez de nous décrire votre vision idéale du système judiciaire de demain, cette combinaison de présentiel et de virtuel. En ce moment, au Canada, avons-nous l’infrastructure requise pour concrétiser cette vision d’une justice virtuelle? Avons-nous les fonds nécessaires? Y a-t-il une volonté politique de mettre sur pied le nécessaire?

 

Beverley McLachlin : Il y a plusieurs questions ici. Premièrement, non, nous n’avons pas cette infrastructure ni ces fonds. Deuxièmement, il y a une volonté réelle dans certains secteurs. Et troisièmement, nous aurons besoin de fonds. C’est une question de priorité, en fait. Et elle prendra une dimension cruciale après la pandémie. Nous connaissons les importantes mesures à prendre dans les secteurs de la santé et du bien-être, comment nous devrions gérer les prochaines pandémies. Ce n’est pas une critique, mais disons que les gouvernements ont été déstabilisés.Ce fut très difficile d’intervenir comme il se doit dans chaque cas à cause de l’absence de précédents, du fait que nous avons laissé faire les organismes censés être prêts pour ça. Nous avons été complaisants et les avons laissés tomber.Nous devons investir de grandes sommes dansla santé, l’aide sociale et le secteur de la santé publique.Nous le savons. Nous savons qu’il faut s’occuper des soins de longue durée, le secteuroù il y a eu le plus de souffrance et le plus de décès.Les besoins seront nombreux en éducation; nous savons qu’il faudra parfois fermer les écoles. Comment faire alors pour garder nos jeunesen bonne santé physique et mentale, assurer leur socialisation et les instruire?Mais à travers tous ces défis, il faut trouver l’argent pour assurer le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire, car notre société est fondée sur l’idée qu’ici, au Canada, tout le monde a le droit d’obtenir justice. Nous savons que les gens ont des différences. Nous savons qu’il nous faut des mécanismes pour traiter ces différences. Et nous savons que le système judiciaire est là pour ça.L’appareil judiciaire doit donc demeurer solide, accessible et adéquat.À quoi sert de s’adresser à un tribunal s’il faut peut-être attendre deux ou trois ans? Ce n’est pas comme ça qu’on obtient une réponse.Il y a donc une grosse réflexion à faire du côté de la justice comme service. Comment peut-on l’améliorer?Le problème, c’est que par le passé, il a été difficile d’obtenir des fonds publics pour réformer l’appareil judiciaire. C’est ce que j’entends tous les jours dans mon travail sur l’accès à la justice, qu’il s’agisse de petits organismes qui organisent des ventes de pâtisseries et des collectes de fonds pour aider les personnes qui ont besoin d’obtenir justice, ou encore de juges en chef qui attendent que le gouvernement leur fournisse les fonds nécessaires pour implanter un nouveau programme informatique qui rendrait leur système de classement plus efficace.C’est difficile pour la classe politique, je crois. Les besoins en santé et en éducation sont trop grands. Alors, on se dit : « On s’occupera des besoins en justice plus tard. » Or, je crois que c’est une terrible erreur, parce que sans un appareil judiciaire en bon état, rien d’autre ne fonctionnera en fin de compte et les gens finiront par manquer de respect à la société, en un sens. Les gens n’auront plus autant confiance en leurs institutions. Lorsque les gens croient qu’ils peuvent aller en cour pour obtenir justice quel que soit le problème dans leur vie, leur santé, leur éducation, ils ont davantage confiance dans le système. Cette confiance est la fondation même de notre système de justice. Nous ne pouvons pas y renoncer.

Vardit Ravitsky : Vous donnez plusieurs exemples intéressants des effets sur les gens lorsque leur accès à la justice est entravé ou ralenti.D’après vous, quelles personnes ont été les plus vulnérables face à ces problèmes d’accès?

 

Beverley McLachlin : Je n’ai pas de chiffres à l’appui, ma réponse est donc plutôt anecdotique, mais d’après ce que j’entends, ce sont les familles et les femmes. On me mentionne parfois descas de violence verbale entre maris et femmes et, dans certains cas, entre parents et enfants. Si on ajoute à cela le stress psychologique lié au fait de ne pas travailler, de peut-être perdre son emploi ou de ne pas pouvoir aller à l’école, les tensions s’accumulent à la maison où tout le monde est confiné. Que peut faire une femme qui craint pour sa vie à cause d’un partenaire qui semble sur le point de perdre la tête? Comment fait-elle en pleine pandémie? Comment peut-elle décrocher le téléphone et dire :« Venez vite! J’ai peur pour ma vie! » lorsque son mari rôde autour d’elle? Que peut-elle dire pendant un appel vidéo avec un.e intervenant.e si elle vit dans un appartement où les murs ont des oreilles? Voilà les témoignages que je reçois des personnes privées d’accès à des services de soutien. J’aimerais souligner un point que j’estime vital.L’un des groupes les plus touchés, je crois, par cette pandémie, sont les collectivités rurales, souvent des communautés autochtones qui, même si elles habitent au Canada, n’ont malheureusement pas toujours accès à des plateformes vidéo ou même à un simple ordinateur. Ces groupes ne peuvent même pas accéder à ces tribunaux et services qui auraient été accessibles autrement.Si le système judiciaire prend un virage technologique, virtuel, ce que je souhaite, il faut améliorer l’infrastructure numérique d’un bout à l’autre du pays.Nous devons nous assurer que tout le monde qui habite dans une région rurale au pays ait un moyen d’accéder à ces services numériques, même si ce n’est pas de son domicile.Je crois également qu’il faut bâtir davantage de centres de soutien judiciaire pour Autochtones pour lesquels il existe déjà de bons modèles. Mais il faut les bâtir dès maintenant, dans le Nord. Ces centres permettraient d’établir le lien manquant, ce qui serait excellent. 

 

Vardit Ravitsky : Récemment, à la Journée internationale des femmes, vous avez publié un merveilleux texte félicitant les femmes pour leur contribution pendant la pandémie, avec une mention spéciale pour les actrices du système judiciaire. Parlez-nous-en un peu.

 

Beverley McLachlin : J’ai parlé de celles qui travaillent dans les organismes qui viennent en aide aux peuples autochtones, aux femmes et à toute autre personne faisant face à la justice. Elles ont travaillé jour et nuit. Elles ont travaillé dans les palais de justice, mais aussi dans les sous-sols d’église.Elles ont été présentes, leurs portes toujours grandes ouvertes, et dans bien des cas, elles ont été une vraie bouée de sauvetage pour le système judiciaire.Les femmes constituent une grande part de l’infrastructure de ce système, depuis le sommet, où beaucoup de juges sont des femmes, mais aussi jusqu’à la base, à la réception et au traitement des documents, par exemple, jusqu’à l’expédition des jugements.Les femmes ont été de grands piliers dans cette lutte pour la préservation, la survie du système pendant la pandémie,malgré les restrictions. Elles font même partie du personnel d’entretien. Elles désinfectent les surfaces et veillent ce que tout soit en ordre. On les voit parmi les bénévoles, et il y en a eu dans tous les secteurs, dont la justice, mais aussi parmi les professionnelles qui ont consacré leur vie à ce type de travail.Alors oui, les femmes ont joué un grand rôle dans cette pandémie. Elles ont donné raison à Mao Zedong qui disait que les femmes supportent la moitié du ciel. Je crois qu’elles ont fait plus que leur part dans cette pandémie, dans tous les secteurs de la société.

 

Vardit Ravitsky : Sur une note plus personnelle, je voulais vous demander ce qui a vous étonnée le plus les premiers mois de la pandémie.

 

Beverley McLachlin : Je crois que c’est l’état de choc et de peur que j’ai senti partout.En période de turbulence soudaine, les gens ne savent pas comment réagir.Mais quand c’est arrivé, au début de la deuxième semaine de mars 2020, les gens ont pris la situation au sérieux. Tout le monde a très rapidement appris à vivre autrement, à se laver sans cesse les mains, à – mieux vaut tard que jamais – porter un masque, à faire preuve de bienveillance face à l’adversité et à faire toutes sortes de sacrifices économiques. Malgré toutes ces personnes qui ont soudainement vu leur paie menacée, suspendue, leur emploi perdu, etc., on pouvait sentir un certain calme, un climat d’entraide.On sentait l’élan de solidarité, on s’entendait sur l’idée que quelque chose de mal était survenu, que quelque chose de bien pouvait arriver et qu’il fallait saisir l’occasion. Il faut accepter la situation, quelle qu’en soit la gravité, puis faire de son mieux en espérant qu’au bout du compte, on parvienne à en tirer quelque chose de bon qui rendra la société meilleure.

 

Vardit Ravitsky : Un an plus tard, sentez-vous toujours le même espoir, le même optimisme? Voyez-vous toujours la société canadienne d’un si bon œil?

 

Beverley McLachlin : Ces dernières semaines, ces derniers mois, j’ai eu le sentiment qu’on allait bien s’en sortir, que la société en sortirait grandie et plus forte. Les défis qui nous attendent sont grands, tout comme ceux qui nous attendaient après la Seconde Guerre mondiale. Mais à bien des égards, de nombreux secteurs comme le marché du travail et l’économie étaient déjà en pleine mutation. La pandémie donnera un nouvel élan à ce vent de changement. Nos anciennes manières de faire les choses, en affaires par exemple, en prendront un coup. Il y aura de nouvelles façons de faire, mais aussi de nouveaux emplois. La même chose est arrivée après la Deuxième Guerre. Les gens disaient que les choses ne reviendraient jamais à la normale. Comment allions-nous nous en remettre? Bien entendu, ce fut une période difficile. Mais on a ensuite assisté à une profonde transformation de notre société qui est passée, en quelque sorte, de l’âge postindustriel vétuste à une nouvelle forme de communication, à la réalisation de formidables projets d’infrastructure dans tout le pays.Il y aura une foule de possibilités pour rebâtir, pour repenser. Il faudra repenser d’abord, par contre, avant de rebâtir, pour ne pas ramener la société là où elle était, mais l’amener dans une ère nouvelle. Quand j’y pense, je suis assez optimiste.Je crois qu’on peut renaître et croître sur tous les plans. En matière de santé et de sécurité également, car les grands changements dans le domaine de l’éducation, maintenant que nous utilisons des plateformes et des écrans, donnent lieu à d’importantes questions à caractère légal. On peut revoir certaines procédures utilisées et tirer des leçons des expériences passées pour mieux rebâtir ensuite.

 

Vardit Ravitsky : Merci d’avoir examiné les choses dans une perspective historique. Vous savez, on a les deux pieds dans le moment présent, on pense une journée à la fois, une semaine à la fois. Ça fait du bien de se rappeler que nous avons déjà survécu à de grandes tragédies.Merci beaucoup.

 

Beverley McLachlin : Merci, Vardit. C’était fort agréable. Au revoir.