Le partage du savoir pour lutter contre la pandémie

 

Avec Pascale Fournier et Vardit Ravitsky

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravitsky : Ce n’est pas tout le monde qui a su réagir rapidement dès le début de la pandémie, mais Pascale Fournier, présidente et cheffe de la direction de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, a vu très tôt le besoin de réfléchir aux impacts de la pandémie et aux possibilités que nous offre l’après-pandémie. 

 

Pascale Fournier : Comme toutes les organisations, nous avons été pris de court par cette pandémie. Et dans notre nouveau plan stratégique, la démocratisation du savoir est vraiment au cœur de notre démarche. Donc, comment est-ce que des boursiers et des boursières, parmi les plus brillant.e.s du pays et du monde, peuvent devenir des éducateurs et des éducatrices engagé.e.s, publiques et qui redonnent aux Canadiens et aux Canadiennes ? Très rapidement, nous avons passé en revue à la fois des membres actifs de notre communauté, mais également des anciens et des anciennes, afin de répertorier le genre d’éducateur public dont on a besoin pour nous aider à réfléchir à cette pandémie, à mieux la comprendre - qu’est-ce qu’elle nous permet de voir, qu’est-ce qui était invisible auparavant et qui devient soudainement visible ? - et pour nous accompagner tout au long de cette crise.  

 

Vardit Ravitsky : Moi, je ne suis pas d’origine canadienne. Je suis venue d’ailleurs et je suis très consciente de la façon dont le Canada est vu dans le monde, c’est-à-dire comme une société basée sur la justice, l’équité, le respect des droits de la personne et où la population fait preuve d’une grande solidarité. Et là, quand la pandémie a commencé, je me suis dit bon, ici, chez nous, ça va être mieux qu’ailleurs parce qu’on a déjà comme base ces valeurs de solidarité et d’équité. Et puis, on a vu ce qui est arrivé aux personnes âgées, aux groupes marginalisés. J’étais véritablement surprise et un peu déçue. Je voulais te poser cette question. Est-ce que c’était une surprise pour toi ?  

 

Pascale Fournier : Je parle par déformation professionnelle, puisque j’ai été commissaire de la Commission des droits de la personne pendant trois ans, préalablement au poste que j’occupe en ce moment. Je connais très bien l’état du droit en théorie et je pense que cette pandémie nous a révélé tout ce qu’on ne voit pas en coulisses. Donc, nous avons un système juridique, un système de chartes, que ce soit la Charte québécoise ou la Charte canadienne des droits et libertés, où les droits semblent acquis. Les droits existent. Ce que cette pandémie nous révèle, en fait, c’est que dans la mise en œuvre de ces droits-là, si on pense par exemple aux personnes âgées et à tout le système hospitalier, avons-nous la main d’œuvre nécessaire, qui est bien rémunérée, et suffisamment de personnel ? Est-ce que les conditions d’emploi sont adéquates ? Ça nous révèle en fait toute une tragédie qui existe en coulisses. On peut bien avoir des droits qui existent dans l’abstrait, qui sont énumérés dans une charte. Mais lorsqu’on veut mettre en œuvre ces droits, est-ce que vraiment nous avons les conditions nécessaires ? Cette pandémie nous a révélé une lacune majeure dans notre filet social, dans nos différentes institutions. Donc, je parle beaucoup du milieu hospitalier, mais je parle également du milieu juridique, que je connais bien, et également des couches de la population qui sont déjà marginalisées. C’est-à-dire que pour que ces personnes-là, le droit à l’égalité et le droit de vivre sans discrimination, il existe en théorie,mais on se retrouve dans une situation de pandémie, où la vulnérabilité préalable à la crise est mise en relief. On prend vraiment conscience du décalage énorme entre le droit et le droit en pratique.  

 

Vardit Ravitsky : Plusieurs des enjeux que tu as décrits découlent peut-être du manque d’investissement, ou de priorités qui n’étaient pas bien établies avant la pandémie. Pour bâtir cette société meilleure à laquelle on rêve, comment pouvons-nous définir un ordre de priorité pour l’investissement de nos ressources ? Le besoin de rebâtir et de reconstruire va se faire ressentir partout. Comment est-ce qu’on peut pousser la réflexion quant à la priorisation des investissements énormes qui nous attendent dans les années à venir ?  

 

Pascale Fournier : Je ne pense pas qu’on va pouvoir se sortir de cette crise de pandémie si on ne s’inscrit pas dans un mouvement incontournable et irrévocable de démocratisation du savoir. Je pense qu’il faut mentionner le climat de désinformation dans lequel nous vivons et la méfiance des gens à l’égard de la science et des scientifiques, qui était vraiment très présente avant la pandémie et qui a pris des proportions inquiétantes en 2020, il faut le dire, et tout ça se poursuit. Donc nous le savons, dans le milieu universitaire, on peut facilement être un chercheur reconnu qui publie des articles scientifiques extraordinaires dans son milieu et qui est un peu dans sa bulle… Je crois que le grand défi contemporain, pour les intellectuels, pour les chercheurs, c’est de redonner au public, d’être capable de rendre la science accessible, de la vulgariser de façon suffisamment simple tout en préservant la complexité qui est au cœur du cheminement scientifique. Donc, il est important d’informer le public et d’alimenter ces discussions éclairées autour des grands enjeux sociaux. Alors pour la pandémie, il y a tout un discours purement scientifique sur « Prenez votre vaccin, soyez informé.e.s, lavez vos mains, etc. », mais il y a aussi ce discours sur « Comment visualiser cette inégalité et y pallier ? » Il y a différentes façons d’accompagner cette reconstruction pour qu’elle soit plus inclusive, plus juste, plus équitable, et il va falloir être créatif. Il va falloir être original.e dans notre façon de penser, de proposer des solutions, d’éduquer. Si on pense aux communautés racisées qui sont sceptiques à l’égard, par exemple, d’un système où le profilage racial existe. Comment faire en sorte qu’on crée un climat de confiance si cette marginalisation existe et qu’elle est alimentée également par un climat de méfiance ? Comment mieux reconstruire ? Je pense que la créativité et l’originalité seront nécessaires pour faire les choses autrement, et ensuite pour créer cet espace inclusif et valoriser tous les membres de la société, dans un esprit de collaboration, d’humanisme et de compassion.  

 

Vardit Ravitsky : Tous les enjeux que tu as mentionnés concernant les personnes qui vivent dans des conditions plus étroites, qui ont moins accès aux ressources, qui n’ont peut-être pas accès à l’internet. En ce qui concerne ce que les enfants ont vécu, l’impact de la pandémie sur la productivité des femmes, sur leur capacité à travailler. Ils sont peut-être moins visibles que ceux qui touchent les personnes âgées, mais ces enjeux vont avoir un impact de longue durée sur les enfants, les femmes et les familles.  

 

Pascale Fournier : Je pense qu’il faut le dire, et les statistiques le démontrent également, les femmes portent beaucoup le poids d’être présentes auprès des enfants. Et les recherches universitaires les plus récentes démontrent que la productivité des femmes au niveau de la recherche a été plus affectée que celle des hommes. Cela nous permet également de réfléchir à notre milieu de travail, à la manière dont on a sacralisé le fait de travailler en personne. Je valorise beaucoup le travail en équipe, le fait de se voir, de partager des repas, des idées, etc. Mais toute cette crise nous permet aussi de réaliser qu’on peut construire un milieu de travail plus inclusif. Le télétravail, peut-être pas tous les jours, mais un télétravail plus régulier, c’est peut-être une façon de répondre à des besoins de la part de certaines femmes et de certains hommes. Cela permet une proximité plus grande auprès des enfants. Pouvons-nous imaginer un milieu de travail différent de celui qui existait avant la pandémie ? Pouvons-nous, par exemple, imaginer que des employé.e.s soient la moitié du temps au bureau, l’autre moitié à la maison, et que la communication se fasse virtuellement ? Après plus d’un an, je peux difficilement imaginer que les employé.e.s issu.e.s des différentes organisations vont, du jour au lendemain, retourner au bureau tous les jours. Il va falloir y aller en douceur, avec une certaine progression et par essai et erreur. Donc, ça va changer à jamais, je pense. La santé mentale de tout le monde est quand même affectée. Il faut trouver des façons de pallier ça maintenant, et non lorsqu’il est trop tard et qu’une personne a vraiment atteint un état de crise. Et pour les enfants, c’est important de créer des relations humaines et qu’ils ou elles puissent apprendre par le contact et le partage avec d’autres enfants. Le fait d’avoir été loin pendant une grande période, d’avoir eu à porter des masques en tout temps, même à l’intérieur d’un gym pour l’éducation physique. Et tout ça c’est nécessaire, moi je suis tout à fait en faveur de ces mesures sanitaires, bien sûr, mais ça a quand même un impact, je pense, sur leur santé mentale, sur leur tristesse, sur le fait que c’est long comme crise quand tu es en vie depuis 7 ans et puis ça fait plus qu’un an que tu vies cette crise… C’est quand même très long et il faut être attentif aux besoins des enfants. Ils n’ont pas la même façon que les adultes ont d’exprimer leur besoin, leurs crises et le fait que c’est difficile. Alors il faut être attentif à des symptômes qui seraient moins directs, mais qui sont tout aussi importants. Donc, il faut les accompagner à travers cette épreuve.  

 

Vardit Ravitsky : J’aime beaucoup l’accent que tu mets sur le positif, c’est-à-dire sur ce qu’on a appris à travers la pandémie, que ce soit la possibilité de faire davantage de télétravail, ou encore la résilience pour les enfants.  

 

Pascale Fournier : Moi, j’ai beaucoup d’espoir que par le biais de l’après-pandémie, on va pouvoir construire sur de meilleures bases, des bases plus inclusives et plus justes aussi. Ça nous permet de rêver à une société meilleure et également de pouvoir créer cet esprit de solidarité en vertu duquel les membres de la société pourraient joindre leurs efforts et voir comment nous pourrions améliorer le milieu hospitalier, le système de justice, et également la façon dont l’État intervient dans des situations de violence, par exemple, dans les situations de racisme systémique. Comment pouvons-nous mieux accompagner les populations vulnérables pour faire en sorte que leurs droits et libertés ne soient pas des droits abstraits, mais que dans leur mise en œuvre, ils deviennent accessibles ? Je crois qu’il faut mentionner que nous avons tous et toutes un rôle à jouer. C’est le caractère interdépendant de cette pandémie. Elle nous a permis de réaliser que nous avons tous ce rôle à jouer, cette responsabilité. Donc, permettez-moi de lancer cet appel : comment pouvons-nous construire un monde meilleur ensemble ? J’ai beaucoup d’optimisme par rapport au futur.  

 

Vardit Ravitsky : J’ai hâte d’en arriver à l’après-pandémie pour pouvoir reconstruire une société meilleure inspirée par notre déclaration. Et merci énormément, Pascale, pour cet échange très agréable et très éclairant.  

 

Pascale Fournier : C’est moi qui te remercie, Vardit. Et merci pour ton leadership remarquable, qui a été salué par tous et toutes pendant cette pandémie. Donc, merci de nous avoir fait cadeau de cet accompagnement privilégié, que ce soit au niveau des seize articles d’opinion qui ont été publiés dans le Toronto Star et La Presse, ou encore de notre Déclaration sur les enjeux éthiques de la pandémie.  

 

Vardit Ravitsky : Merci pour cette belle occasion