Les grands oubliés : les impacts de la pandémie chez les aînés

André Picard, journaliste primé du Globe & Mail, discute avec Vardit Ravitsky de l’incapacité du Canada à protéger les personnes âgées pendant la pandémie et de l’urgence de réformer notre système de soins pour les aîné.e.s.

 

 

TRANSCRIPTION DE L'ÉPISODE

 

Vardit Ravitsky:  Je pense qu’il est juste de dire que la plupart des Canadiens sont encore consterné par les ravages causés par la COVID-19 dans les foyers de longue durée et chez les personnes âgées les plus vulnérable. Nous pouvons probablement aussi convenir qu’avant la pandémie, la plupart d’entre nous ont choisi d’ignorer les conditions dans lesquelles vivaient beaucoup de ces victimes. André Picard, journaliste primé du Globe & Mail et Mentor 2018 de la Fondation Pierre Elliott Trudeauest un des rares parmi nous a pouvoir dire qu’il l’a vu venir.

 

André Picard: Moi, j'ai commencé à suivre ça très tôt. Je me souviens d'avoir lu un tweet, je passe beaucoup trop de temps sur Twitter, mais c'était le 31 décembre, c'était la veille du jour de l'an. Durant la journée, il y avait mon collègue Hellen Brownswell, qui travaille à Stat News, à Boston. Elle a fait un tweet qui a dit, "Oh, il y a une pneumonie intéressante en Chine, quelque cas, ça me rappelle le SRAS en 2003." Et Hellen et moi, on a beaucoup couvert le SRAS et ça avait l'air vraiment beaucoup de ça. Ça nous a mis aux aguets. On a dit, "C'est intéressant, est ce que c'est un autre SRAS?". Alors, on a commencé très tôt à suivre ça. Et éventuellement, on a vu que, oui, c'était un autre coronavirus très similaire à celui qu'on a vu il y a 15 ans, qui a durement frappé le Canada. Alors, on s'était intéressé très, très tôt et rendu février, on a vu tous les morts en Espagne, en Italie et en Chine. Tous les morts étaient parmi les aînés, alors on savait très tôt dans ça que ça allait frapper durement. Les gens âgés, les aînés au Canada aussi. 

 

Vardit Ravitsky: Comme on le sait bien, la pandémie n'a épargné personne, mais le groupe le plus durement touché a été, et de loin, les Canadiens âgés. Ton dernier livre, Les grands oubliés, se penche sur les conditions de vie révélées par cette crise et en particulier chez les Canadiens âgés qui vivent dans les résidences, les foyers, les établissements de soins de longue durée. Quels sont les faits sur le terrain que nous devrions connaître sur ce qui concerne les personnes âgées au Canada durant la pandémie?

 

André Picard: Je pense que le plus important, c'est qu'on savait qu'il y avait un risque, un très, très grand risque et on n'a rien fait pour préparer. On a très bien préparé nos hôpitaux au Canada et on a laissé de compte les résidences de soins à longue durée, on a laissé les aînés à leurs malheurs. Pour moi, c'est le plus grave. On aurait pu empêcher beaucoup, beaucoup de ce qui s'est passé, mais on n'a pas agi assez vite. Mais dans la situation, pourquoi est-ce que les aînés étaient à risque? Parce qu'ils vivent dans des conditions idéales pour la propagation du virus. Ils vivent dans des établissements avec 200, 300 personnes. Ils vivent souvent 3 ou 4 par chambres, partagent les toilettes. Ils mangent ensemble. Ils ne sont pas très mobiles, ils ont des maladies chroniques. C'est le "perfect storm." C'est idéal pour un virus alors qu'on savait que c'était un problème. Et les virus sont un problème à longueur d'année dans ces résidences. Mais celui-là était beaucoup plus grave parce que c'était nouveau, on n'avait jamais vu ce virus, alors tout le monde était à risque.

 

Vardit Ravitsky: Apart ces conditions de vie qui, honnêtement, me semble difficile tous les jours,  quelle autre vulnérabilité a tu as remarqué dans le système? Quels autres problèmes auraient pu être évités?

 

André Picard: C'est vraiment un problème systématique. Comme vous avez dit, c'est un peu, un peu, beaucoup de l'âgisme dans nos politiques publiques. Les gens ainés sont un peu pris, sont un peu oubliés ou très oubliés, mis à part dans des institutions, on n'a pas des soins à domicile adéquats. Nos villes ne sont pas bâties pour les gens qui deviennent moins immobiles, etc. Alors c'est vraiment un problème sociétal très, très large. Et on a juste vu l'intensité de tout ça dans les résidences en particulier. 

 

Vardit Ravitsky: Et je suis certaine que tu as regardé un peu ce qui s'est passé dans d'autres pays quand tu compares le Canada aux autres endroits autour du monde. Est-ce on avait un problème particulier? Est-ce que les enjeux étaient partagés par tous? Qu'est-ce que tu penses?

 

André Picard: Je pense que le risque était un peu le même partout. Mais au Canada, on a eu les pires bilans de loin. Environ 80 pour cent de tous nos morts au Canada sont parmi les aînés. Dans la plupart des pays, c'est 20%, 30%,40% pour cent des morts. Aux États-Unis, c'est 40 pour cent. Mais le Canada, 80 pour cent. C'est vraiment une catastrophe. C'était une honte ce qui s'est passé. Alors qu'est-ce que les autres ont fait de mieux? Ils ont protégé leurs aînés avant nous, mais surtout, ils ont des systèmes qui sont meilleurs. Il y a moins de mouvement entre les résidences, il n'y a pas des chambres à trois, quatre lits, etc. Alors c'est vraiment le système qui était le grand défaut dans tout ça. 

 

Vardit Ravitsky: Qu'est-ce qu'on aurait ou qu'est-ce qu'on peut maintenant apprendre de la manière de faire ailleurs? Qu'est-ce qu'il faudrait adopter chez nous?

 

André Picard: Je pense surtout. On a besoin de penser où devraient vivre nos aînés quand ils deviennent plus moins mobiles, etc. quand ils ont des maladies chroniques. Est-ce que notre philosophie devrait les garder dans la communauté? Pour moi, c'est oui. Ça, ça devrait être notre philosophie numéro un. Tout le monde devrait vivre dans la communauté. On adapte la communauté aux besoins des gens. On ne peut pas juste envoyer les gens en résidence. Et quand les gens ont vraiment besoin de soins très aigus, alors ces résidences devraient avoir l'air de maison, elle ne devrait pas avoir l'air de prison. Alors ça, c'est deux très grands changements philosophiques qu'on a besoin. Et dans chacune de ces choses, on a besoin de choses pratiques, on a besoin de plus de personnel, une meilleure formation de personnel, une meilleure infrastructure. Toutes des choses très pratiques. Mais une fois qu'on a une philosophie de changer le traitement de nos aînés, les détails sont assez faciles. 

 

Vardit Ravitsky: Je partage absolument toute perspective sur le changement de philosophie et le changement culturel d'un point de vue éthique. C'est extrêmement troublant, la réalité qui a été exposée par la pandémie, mais les solutions que tu mentionnes coûtent de l'argent et nos décideurs, souvent, nous disent que c'est une question de ressources. Je me demande si tu es d'accord, qu'il y a une limite de ressources. Et même si c'est vrai, qu'elle devrait être nos priorités ? Sur quoi est ce que nous devons nous concentrer?

 

André Picard: Évidemment, il y a des limites aux ressources, mais on doit faire des choix. On doit faire des choix politiques. On doit faire des choix de société. Et pour moi, ça devrait être une priorité. On devrait prendre soin de nos aînés par respect. L'autre question, je trouve la question des ressources d'argent. C'est souvent une excuse parce qu’en réalité, on dépense beaucoup, beaucoup d'argent, mais on le dépense mal. Alors si on commence à mieux dépenser notre argent, c'est un grand début. Après ça, ce sont des choix. Alors on va dépenser combien sur la réponse à la COVID? Je pense à ce jour c'est 500 milliards, quelque 500 milliards. On pourrait réparer, on pourrait vraiment améliorer les soins aux aînés avec quoi? 3 ou 4 milliards? C'est vraiment, quand on regarde au grand portrait, c'est peu un "petty cash" dans tout ça. Alors l'argent, ce n’est pas le problème pour moi, c'est le désir de le faire, ces les priorités. 

 

Vardit Ravitsky: On parle beaucoup de la pandémie comme un "teachable moment," un moment d'apprentissage et un moment de réflexion pour l'avenir de notre société. Qu'est-ce qu'on peut faire pour garder l'attention de la génération plus jeune? À cette question, pour que ça ne disparaisse pas après, après la pandémie? 

 

André Picard: Oui, c'est un très grand risque. On a des mémoires très, très courtes en politique. Alors, comment garder l'emphase sur cette question? Je pense que c'est très essentiel comme moi. La façon de le faire, c'est de faire qu'est-ce qu'on fait en journalisme: raconter des histoires très personnelles. Et je pense, en fin de compte, le "bottom line dans tout ça," c'est que personne ne veut vivre dans ces conditions. Alors, on devrait insister que tout le monde vive dans les mêmes conditions dans lesquelles on veut vivre. Alors, tu demandes, on fait des sondages, 100% des gens ne veulent pas vivre dans les résidences de soins de longue durée. Ça nous dit qu'il y a un problème, alors il devrait avoir une réponse politique à cette question et on doit vraiment insister sur chaque faillite. On doit en parler, on doit contacter notre député, on doit dire que si ce n'est plus acceptable.

 

Vardit Ravitsky: Mais est-ce que tu penses que d'un point de vue politique, il n'y a pas assez d'impact? Ça fait partie de la raison derrière cet échec épouvantable. 

 

André Picard: Je pense un peu. Les aînés, ceux avec des maladies chroniques, n'ont pas vraiment une voix. Ils sont dans un système, ils ont beaucoup d'autres problèmes appart la politique. Mais il y a beaucoup, beaucoup d'aînés qui sont en bonne santé et on sait qu'ils votent. Ils votent en très grand nombre. Ils ont besoin de mettre leurs emphases sur ces questions et sur d'autres choses. Alors je pense qu'il y a un intérêt très général dans cette question. Une des choses qui m'a le plus marqué durant la crise, c'est que les jeunes s'intéressent beaucoup à cette question. Ils sont vraiment tannés de voir comment leurs parents, leurs grands-parents sont traités. Et il y a vraiment une mobilisation des jeunes sur cette question du traitement des aînés. Ça, ça va beaucoup, beaucoup changer la politique aussi.

 

Vardit Ravitsky: Il y avait un autre enjeu qui était très présent dans les médias et le débat public, c'était le personnel. On a réalisé dans quelles conditions de travail ils font leur travail quotidien. On a réalisé le manque d'équipements de protection. On a réalisé que le personnel passe à travers plusieurs établissements pour gagner plus d'argent. Raconte-nous un peu ce que tu as découvert pour ton travail, pour le livre par rapport aux enjeux du personnel ?

 

André Picard: Les conditions de travail sont vraiment horribles et on sait que les conditions de travail vont directement être une réflexion des conditions de traitement. Alors si les employés sont maltraités, on ne va jamais avoir de bons soins. Alors c'est essentiel de reconnaître cette connexion très directe. Prenons au Québec, les aide-soignants recevaient aussi peu que 13 dollars de l'heure. Pas de bénéfices, pas de travail à temps plein, ils travaillaient dans plein de différentes résidences, etc. C'était des conditions horribles. 

 

André Picard: Il y a un problème aussi que la plupart des gens sont des gens, des immigrants, des réfugiés, des gens qui n'ont pas vraiment une voix dans la société. Ce sont surtout des femmes. Les soins de longue durée, ce sont les femmes qui prennent soin des femmes. Le sexisme rentre dans ça, le racisme, c'est tous des gens dans la société qui vivent sur la marge, qui sont oubliés. Et tout ça multiplie le problème. 

 

Vardit Ravitsky: le passage des travailleurs entre établissements probablement à exacerber d'une manière importante la propagation du virus. 

 

André Picard: Aucune question. Les gens en CHSLD en résidence ne se promènent pas dans leur résidence. Toutes les infections sont rentrées via le personnel et je ne dis pas ça pour blâmer le personnel aussi. Ils ont été victimes du système, ils ne voulaient pas travailler dans cinq différentes institutions, mais ils avaient besoin de ça pour nourrir leur famille. Ils avaient très peu, comme vous avez mentionné, très peu de protection. Toute cette protection est allée dans les hôpitaux. On a bien protégé les hôpitaux et on a laissé les autres de côté.

 

Vardit Ravitsky: Il a un autre problème qui a été énormément débattu, c'est l'existence de structures et d'institutions privées de soins de longue durée. C'est devenu très controversé. Comment vois-tu cette relation entre le public et le privé dans le contexte des institutions? 

 

André Picard: C'est une question complexe. J'ai peur que les gens trouvent ça comme une solution simpliste. "On a juste besoin de se débarrasser du privé et tout va être mieux." Mais ça, ce n'est pas vrai. Alors, moi j'essaie de répondre à cette question en deux étapes. Premièrement, est-ce qu'on a besoin des résidences privées? Non, on n'en a pas besoin. Mais on doit se demander la question pour quoi est ce qu'ils sont là. Ils sont là parce que le gouvernement refuse d'investir dans l'infrastructure. Alors ils sont devenus nécessaires. Alors, la question ne devient pas de s'en débarrasser, mais de trouver une façon de bien réglementer. Aussi il y a différents niveaux de privé. Il y a beaucoup de petites résidences de soins de longue durée qui sont des familles. Elles sont très belles, de très belles résidences. Il y a de grandes chaînes. Eux, ils ont de très bonnes résidences et ils en ont des moins bonnes. On a des résidences publiques qui sont horribles. On en a des très bonnes. Alors ce n'est pas aussi simple que le public / privé. Même au Québec, on a des résidences privées conventionnées, ce qui veut dire qu'ils reçoivent de l'argent du gouvernement. Et non conventionnés, aucun argent du gouvernement. Ces deux catégories-là sont très, très différentes aussi. Alors c'est une question complexe et on risque de rendre ça juste une question politique simpliste. Et on doit se demander s'il n'y avait pas de résidences privées aujourd'hui, est-ce que les soins seraient meilleurs ? Et la réponse à cette question c'est non. 

 

Vardit Ravitsky: Donc, pour toi, l'idéal serait d'avoir toutes les institutions dans le domaine public? 

 

André Picard: Si on commençait à neuf peut être, beaucoup de pays font cela, beaucoup de pays ont un mixte de résidence publique / privée. Je pense que la question "ownership" n'est pas importante. Il y a beaucoup, il y a 50 autres choses qu'on a besoin de régler avant de parler de qui est le propriétaire d'une résidence. Mais disons qu'on commençait à neuf aujourd'hui. Si on commençait à bâtir ce système à neuf, non, on n'a pas besoin de privés, on pourrait le faire comme notre système d'hôpitaux. Il n'a pas d'hôpitaux privés au Canada, tous les hôpitaux sont financés par le gouvernement, géré par des sociétés à but non lucratif, etc. Ça, c'est un bon système. On n'a pas besoin du privé. Mais une fois qu'il est là, la question devient, "Comment peut-on s'en débarrasser et est-ce que c'est nécessaire?" Etc.

 

Vardit Ravitsky: Il y a ce désir profond, que les gens appellent revenir à la vie normale. Et quand je pense aux personnes âgées, bien sûr, il y a le désir de voir ces petits enfants, de sortir, pour ceux qui sont en santés de voyager, de revenir à une vie sociale, mais d'après les descriptions que tu nous offres, ce n'est pas vraiment un désir de revenir à la vie d'avant. Donc, comment est-ce que tu vois l'avenir du Canada dans le contexte de nos approches envers les personnes âgées? 

 

André Picard: Oui, je pense. Ce n’est pas une question de revenir à la vie normale. C'est une question de comprendre ce que la pandémie nous a appris, ce qu'on devrait changer fondamentalement dans la façon dont on traite les aînés. Alors on doit investir beaucoup plus dans les soins à domicile, et quand on a des institutions, ces institutions devraient avoir l'air de maisons et non de prison. Oui, toutes les solutions existent. Ils existent au Canada. Alors on a de très bonnes résidences de soins de longue durée. Un exemple dans mon livre, c'est Sunnybrook. Sunnybrook est une résidence pour les vétérans de la Deuxième Guerre mondiale. C'est une population surtout d'hommes très âgés, en moyenne 96 ans. Ce n'est pas très beau à voir comme infrastructures, mais les soins sont vraiment exceptionnels. Et ce qu'ils font de spécial, c'est vraiment axé sur le patient. Et il y a beaucoup de résidences au Canada comme ça. Je pense que c'est ça qui me donne. Le plus d'espoir, c'est que l’on connaît très bien les solutions et on sait comment le faire. Et c'est faisable. C'est abordable. Sunnybrook c'est une institution publique qui est payée par le gouvernement. Ce n’est pas beaucoup plus cher que les autres. Ça, ça devrait nous donner l'espoir. 

 

Vardit Ravitsky: Je partage ton espoir merci beaucoup pour d'avoir éclairé la réalité et les solutions possibles pour nous. Merci beaucoup, André,. 

 

André Picard: Merci.